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Décroissance Ile de France
12 novembre 2018

Est-ce qu'il ne reste plus qu'à cultiver son jardin ?

Ci-joint un texte du défunt Jaime Semprun, en hommage...

La bête dans la jungle

Pour mériter ce nom, une théorie révolutionnaire doit proposer une explication de la réalité sociale qui soit au moins plausible, et savoir désigner ce à quoi il faut principalement s’attaquer pour la transformer. Le critère de vérité qui s’applique à une telle théorie n’est pas exactement de type scientifique : il ne lui suffit pas d’être « pertinente », adéquate aux faits, il faut aussi qu’elle parvienne à cristalliser, pour un temps, le mécontentement et l’insatisfaction, en leur indiquant des points d’application. On voit bien qu’il n’existe rien de tel aujourd’hui. Quand les tentatives d’explication théorique qui sont faites ne sont pas tout simplement absurdes ou grossièrement arbitraires, elles n’en restent pas moins incapables de désigner un objectif pratique, même lointain, de dire sur quoi il faudrait concentrer ses efforts, non plus pour ébranler la société établie, puisqu’elle s’effondre de son propre mouvement, mais pour lui opposer une activité collective qui ait quelque chance de mettre un terme à la dévastation du monde.

Sans doute les analyses critiques qui mettent l’accent sur la nature fondamentalement industrielle de la société présente en résument-elles ainsi mieux que d’autres la plupart des caractéristiques, et nomment-elles ce qui en constitue assurément la détermination à la fois la plus universelle et la plus concrète. Pour quiconque utilise cette définition sans la fétichiser, elle n’implique évidemment pas l’oubli du fait que cette société industrielle est aussi capitaliste, marchande, spectaculaire, hiérarchique, technicienne, tout ce qu’on voudra, pas plus que l’accent mis dans les années soixante sur les récents progrès de l’aliénation que désignait le terme de « spectacle » n’impliquait d’abandonner la critique du capitalisme, mais au contraire la reformulait dans des termes appropriés pour en faire quelque chose. En tout cas, si sommaire soit- elle dans certaines de ses formulations, la critique anti-industrielle a déjà le mérite de satisfaire à l’une des conditions requises d’une théorie subversive, selon un connaisseur, à savoir d’être « parfaitement inadmissible », en ceci qu’elle déclare « mauvais, à la stupéfaction indignée de tous ceux qui le trouvent bon, le centre même du monde existant ».

Pourtant une telle critique doit nécessairement rester très démunie pour dire comment s’en prendre à ce « centre » en ce que, décrivant la société industrielle comme un monde clos dans lequel nous sommes incarcérés, elle insiste à juste titre sur le fait qu’il s’agit d’une sphère effroyable dont le centre n’est à proprement parler nulle part, puisque sa circonférence est partout : nous nous y heurtons à chaque instant (on retrouve là, inversée, une autre métaphore très ancienne et très suggestive). Sauf à toujours postuler l’existence d’une classe, le prolétariat, que sa position centrale dans la production constituerait en sujet révolutionnaire, on ne voit en effet pas bien, si l’on considère froidement la cohérence des contraintes qu’agence le système industriel, ce qui pourrait y mettre fin à part son autodestruction, certes largement entamée, mais encore assez éloignée d’un hypothétique terme. Et dans ce cas se pose la question des ressources – pas seulement naturelles – que conservera l’humanité, quand le désastre sera allé si loin, pour reconstruire le monde sur d’autres bases. Autrement dit : dans quel état seront les hommes, dans quel état sont-ils déjà, après tout ce qu’ils s’épuisent à s’infliger, en même temps qu’ils s’endurcissent à le supporter ? On peut soutenir qu’une aggravation de la catastrophe balaiera tous les conditionnements et galvanisera les meilleures énergies de l’humanité, ou au contraire qu’elle précipitera, sous le fouet de la panique, la chute dans la barbarie. On peut spéculer et dogmatiser là-dessus aussi longtemps qu’on voudra, on n’en restera jamais qu’à des opinions, croyances ou « intimes convictions » sans fondement ni portée. Si aucune théorie ne saurait raisonnablement répondre à une telle question, c’est tout simplement que ce n’est pas une question théorique, quoique ce soit la question cruciale de l’époque.

Les théoriciens étant donc, comme je l’ai déjà dit, tout aussi désemparés en réalité que les gens ordinaires lorsqu’il faut formuler des hypothèses sur les conséquences, même très proches, du désastre en cours, il n’est guère étonnant que leurs écrits aient quelque chose de fantomatique, et d’autant plus qu’ils adoptent pour la galerie un ton vieillot d’assurance tranchante. (Les fantômes, comme on sait, aiment à se revêtir d’armures rouillées [16].) Il leur manque en effet, faute de pouvoir concevoir un avenir quelconque, à peu près tout ce qui faisait la consistance et le mordant d’une théorie révolutionnaire : la tension vers l’activité collective et la recherche de médiations pratiques, la réflexion stratégique en fonction d’échéances précises, la capacité de relier chaque conflit à un programme universel d’émancipation. Et si tout cela leur manque, ce n’est pas – en tout cas pas toujours et pas principalement – par quelque déficience intellectuelle particulière, mais parce que le terrain social et historique sur lequel pouvait naître et se déployer une telle intelligence théorique s’est dérobé sous nos pieds.

Personne ne sait au juste ce qui va jaillir de la jungle du présent, des combinaisons imprévisibles d’un chaos inouï. Les théoriciens se distinguent néanmoins, et plus ils sont « radicaux » plus cela est marqué, par la satisfaction non dissimulée avec laquelle ils parlent de crise, d’effondrement, d’agonie, comme s’ils possédaient quelque assurance spéciale sur l’issue d’un processus dont tout le monde attend qu’il en vienne enfin à un résultat décisif, à un événement qui éluciderait une fois pour toutes l’obsédante énigme de l’époque, que ce soit en abattant l’humanité ou en l’obligeant à se redresser. Pourtant cette attente dépossédée fait elle-même partie intégrante de la catastrophe, qui est déjà là, et la première tâche d’une théorie critique serait de rompre avec elle, de se refuser à entretenir on ne sait quelle espérance contemplative en parlant par exemple, comme Jappe, du « vide » propice à « l’émergence d’une autre forme de vie sociale » que va créer l’implosion du capitalisme, ou comme Billeter de « l’événement », du « moment imprévisible où quelque chose de nouveau devient soudain possible» et où les raisonnements critiques ont enfin un usage ; ou encore comme Vidal, donc plusieurs degrés au-dessous, du « travail de plusieurs générations » que nous aurions tout loisir d’envisager pour que le « mouvement de l’anti-mondialisation » en vienne à « définir, de façon plus ou moins libertaire (sic), les termes d’un nouveau contrat social » (un délai beaucoup plus long encore ne suffirait assurément pas à un tel « mouvement », parti comme il est, pour développer quoi que ce soit qui ait à voir avec une conscience critique ; et s’il s’agit de servir leur pâtée idéologique aux antimondialistes les plus gauchistes, Negri fait ça très bien).

On peut toujours tenir pour essentiellement vrai, aujourd’hui encore, l’aphorisme selon lequel, en rupture avec toute philosophie de l’histoire et avec la contemplation d’un agent suprême extérieur, quel qu’il soit – développement des forces productives ou, en remplacement, autodestruction du capitalisme –, « la théorie n’a plus à connaître que ce qu’elle fait » (La Société du spectacle). Cependant, comme beaucoup d’autres affirmations de la théorie révolutionnaire ancienne, celle-ci s’est trouvée confirmée d’une façon bien différente de ce qui était prévu : le cours catastrophique de l’histoire présente (la « réaction en chaîne ») échappant, pour un temps dont il est impossible de prévoir la durée, à notre action, on ne peut théoriser à son sujet qu’en restaurant d’une manière ou d’une autre la position séparée et contemplative de la philosophie de l’histoire. Il reste donc à pratiquer là aussi une « ascèse barbare », à l’encontre de la fausse richesse des théories prolongées ou reconstituées. Quand le bateau coule, il n’est plus temps de disserter savamment sur la théorie de la navigation : il faut apprendre vite à construire un radeau, même très rudimentaire. C’est cette nécessité de se restreindre à des choses très simples, certes indignes de la « grande théorie » mais désormais vitales, de se concentrer sur ce dont on a impérativement besoin en sacrifiant tout le reste, que Walter Benjamin a excellemment exprimée dans une lettre à propos du livre d’Ernst Bloch, Héritage de ce temps :

« Le grave reproche que je fais à l’ouvrage (quand bien même je ne le ferais pas à l’auteur) est qu’il ne correspond en aucune manière à la situation de sa parution, mais surgit aussi déplacé qu’un grand seigneur qui, venu inspecter une région dévastée par un tremblement de terre, n’aurait pour commencer rien à faire de plus pressé que de demander à ses gens de dérouler les tapis de Perse qu’il a apportés – ici et là un peu mités déjà –, d’exposer ses vases d’or et d’argent – ici et là un peu ternis déjà –, d’étendre, ici et là déjà décolorés, les brocarts et tissus damassés. Il va de soi que Bloch a d’excellentes intentions et de grandes idées. Mais il se refuse à les mettre en œuvre en les pensant. En pareille situation – dans un lieu frappé par la misère –, il ne reste plus au grand seigneur qu’à livrer ses tapis comme couvertures, à faire couper des manteaux dans ses riches étoffes et envoyer à la fonte sa vaisselle somptueuse. »

A la fin des Remarques sur l’agriculture génétiquement modifiée et la dégradation des espèces, il était dit qu’il ne restait plus, pour sortir du « monde clos de la vie industrielle », qu’à « partir cultiver son jardin ». Si l’on oublie les railleries stéréotypées des progressistes sous-marxistes et des ânes qui semblent craindre pardessus tout « le retour à la traction animale », la formule a en général été prise pour une pirouette un peu facile, un expédient choisi faute de pouvoir énoncer un programme plus ambitieux. C’était pourtant, à y regarder de près et sans œillères « radicales », un programme des plus ambitieux, à prendre dans son sens aussi bien littéral que figuré ; y compris en pensant au « jardin d’Épicure ». Mais comme il convient de considérer pour commencer le sens potager du mot jardin (puisque, comme le disait justement Épicure, « l’origine et la raison de tout bien est le plaisir du ventre ; même la sagesse et la culture doivent lui être rapportées »), je conclurai en disant qu’un bon manuel de jardinage, assorti de toutes les considérations critiques qu’appelle aujourd’hui l’exercice de cette activité (car là aussi il est déjà bien tard), serait sans doute plus utile, pour traverser les cataclysmes qui viennent, que des écrits théoriques persistant à spéculer imperturbablement, comme si nous étions bien au sec, sur le pourquoi et le comment du naufrage de la société industrielle.

Jaime Semprun  (2003)

Extrait de https://sniadecki.wordpress.com/about/

Et encore vous n'avez rien vu, critique de la science et du scientisme.

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