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Décroissance Ile de France
6 février 2024

J'ai lu : L’otium du peuple À la reconquête du temps libre Jean-Miguel Pire Éditions Sciences Humaines. 2024.


 

 

 

Le livre de Jean-Miguel Pire est dense (80 pages), efficace sur le plan de la démonstration philosophique. La définition et mise en situation de l’otium et de la skhôlè est faite de façon pédagogique. Par contre, l’actualisation des conditions d’émergence du loisir fécond n’est pas du tout abordée. Volontairement, pour ne pas alourdir la démonstration ? Sur cette absence, plus loin, nous reviendrons.

 

Le titre n’est pas entièrement original, on le trouve dans des articles sur papier et en écriture numérique sur plusieurs sites.

 

Le texte.

Avant d’être romain, l’otium, loisir fécond, fut grecque et définit comme « skhôlè que la pensée antique hissait au sommet des activités humaines ». (p.7).

Belles pages de Sénèque sur cette activité de haute valeur ajoutée.

Avec anticipation (impatience ?) J.-M. Pire d’écrire : « Le moment semble venu de nous réapproprier cet usage émancipateur et responsable du temps libre.

La tonalité du livre nous approche du protreptique d’Aristote et de son exhortation à la philosophie.

« Les Grecs découvrent que la conscience ne peut, sans malheur, s’abstenir de chercher une explication au monde qui l’environne. Aussi doivent-ils réserver le meilleur de leur temps et de leur énergie à acquérir la lucidité indispensable à la quête de la vérité. […] Les nécessités biologiques les plus triviales, jusqu’au simple fait de travailler pour s’assurer un revenu, les activités non spéculatives sont jugées mineures. » (p.37).

Autre époque, autre hiérarchie des valeurs…

Le terme, « avec le a privatif, signifie que, par essence, le travail se définit d’abord par la privation de la skhôlè, car il délimite le temps où il n’est pas possible de se livrer au loisir fécond »(p. 37).

L’invention de le skhôlè engendra deux institutions majeures : la philosophie et la démocratie » (p.37). Rien de moins, et ce n’est rien. Le temps libre est encore aujourd’hui potentiellement révolutionnaire.

« La démocratie sera la conséquence politique tirée de ce constat selon lequel le bon développement de la Cité repose sur une sagesse qu’il faut encourager chez l’ensemble de citoyens » (p.37).

La skhôlè est réservée aux citoyens, les esclaves, les femmes et les métèques n’y ont pas accès, faut-il le rappeler ?

 

 

Athènes, puis Rome

« Dans le vaste mouvement d’appropriation romaine de la culture grecque, la skhôlè apparaît sous le nom d’otium […] (p.42).

L’otium studiosum est proche de l’ancienne skhôlè. […].

Une différence notable entre Athènes et Rome ; « Rome va donner la priorité au negotium, littéralement ce qui nie l’otium. » Le négoce n’est un loisir, c’est l’intérêt qui, le motive.

 

Parmi les auteurs cités, Michel Foucault est largement mis à contribution.Michel Foucault, seconde période.

« L’otium studieux, en tant qu’il est un art de soi-même qui a pour objectif de faire que l’individu établisse à lui-même un rapport adéquat et suffisant pour atteindre une souveraineté lucide et totale. » (Dits et écrits). (citation p.53).

 

L’objectif est ambitieux, nécessairement, mais « dans la précipitation générale, chacun ressent le besoin de ralentir pour réfléchir. Comment ressaisir notre temps libre pour à nouveau penser, imaginer, contempler ? »

Et « La transformation « du temps de cerveau disponible » en bien marchand constitue sans doute le plus grand dommage que l’on ait pu causer à l’autonomie de la pensée. » (p.24).

 

Pour réellement innover, puisons dans l’Antique

L’otium pour tous, la skhôlè généralisée ne semblent pas accessibles à court terme. Une révolution culturelle est un préalable dans l’ordre du mental.

Dans l’ordre économique et politique, les obstacles ne sont pas moindres.

Jean-Miguel Pire, ignore largement, fait l’impasse sur le monde économique réellement aujourd’hui perdurant.

L’Europe de Maastricht, c’est l’extension sans limite du domaine de la Marchandise. La religion du negotium s’immisce dans tous les interstices sociaux. Les inactifs, inutiles au monde capitaliste sont réprimés, amputés de leurs maigres revenus s’ils sont chômeurs.

Avec moins de 1000 euros par mois, l’otium est dur à vivre. Voire impensable.

Cela est d’autant plus déplorable que les innovations productives telle l’automatisation dopée à l’Intelligence Artificielle (IA) pourraient – sous conditions – remettre le travail (ponos) à une place marginale.

Les gains de productivité utilisés pour travailler — beaucoup —  moins pourraient offrir à toutes et chacun l’espace du loisir fécond dont bénéficiât la minorité aristocratique. La combinaison d’un revenu de base à un niveau libératoire, articulé à une déduction féroce du temps de travail, serait un grand pas vers une émancipation générale. Cette proposition n’est pas dans le livre de Pire. Un ajout du critique.

 

L’otium pour tous, pour le peuple, la skhlôlè généralisée n’est-elle rendue — potentiellement — possible et nécessaire à l’heure actuelle ?

Potentiel au sens d’Aristote et des grecs : « ce qui n’est pas encore réalisé, ce qui n’est que virtualité ».

Soyons modernes, puisons dans Aristote de nouveau.

C’est en – 335/323 av. J.-C que dans Politique, Aristote, futurologue écrivait :

« Si un jour les navettes tissaient d’elles-mêmes et si les plectres [petites baguettes de bois servant à pincer les cordes] jouaient tout seuls de la cithare, alors les ingénieurs n’auraient pas besoin d'exécutants et les maîtres d’esclaves. »

Actualisation en 2024 : « Il ne faut pas craindre les destructions d’emplois liées à l’automatisation que permet la 5 G»

Les Echos, journal de référence pour la pensée libérale. Ve./Sa. 3 février 2024, p.17.

Rien à craindre, vraiment ? Pour la suite, rien n’est écrit.

 

Offrez-vous un otium/skhôlè dès maintenant, prenez le temps de lire le livre de Pire.

 

Alain Véronèse.

Mardi 6 février 2024.

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Commentaires
A
Réponse à J.-L.P.,<br /> <br /> Vrai, l'IA, chatGPT, la production cybernétique, consomment énormément d'énergies et de matières premières. Les limites à la robotisation se feront bientôt sentir. Il faudra produire moins et mieux.<br /> <br /> Ceci-dit, l'otium et la skhôlè devrait permettre l'accès à un mode de vie philosophique, donc frugal. Une simplicité philosophique à promouvoir.<br /> <br /> Le "loisir fécond", n'est pas voué à la consommation...<br /> <br /> La décroissance en découlerait (conditionnel).<br /> <br /> Encore : "Le temps libre est potentiellement révolutionnaire."<br /> <br /> A.V.
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P
En ce qui concerne le livre lui-même, n'y a t'il pas contradiction entre :<br /> <br /> <br /> <br /> "Les gains de productivité utilisés pour travailler — beaucoup — moins pourraient offrir à toutes et chacun l’espace du loisir fécond dont bénéficiât la minorité aristocratique. La combinaison d’un revenu de base à un niveau libératoire, articulé à une déduction féroce du temps de travail, serait un grand pas vers une émancipation générale."<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> Il s'agit d'un éloge de la technique et de l'automation qui est destruction de la biosphère, et nécessite beaucoup d'énergie-matière, produisant beaucoup de déchets et conduisant à l'artificialisation du monde, la destruction de la culture et de la nature...<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> ET :<br /> <br /> <br /> <br /> "C’est en – 335/323 av. J.-C que dans Politique, Aristote, futurologue écrivait :<br /> <br /> Si un jour les navettes tissaient d’elles-mêmes et si les plectres [petites baguettes de bois servant à pincer les cordes] jouaient tout seuls de la cithare, alors les ingénieurs n’auraient pas besoin d'exécutants et les maîtres d’esclaves. »<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> Autrement dit un monde dominé par les robots et l'IA n'aurait plus besoin d'êtres humains, ni exécutants, ni maitres, ni esclaves...on pourrait aussi le comprendre ainsi....ça serait le règne des Ingénieurs sur des zombis, des chimpanzés du futur avec revenu d'existence...
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P
Bonjour,<br /> <br /> Merci. A la lecture de Castoriadis j'avais compris que la démocratie, la vraie, la seule (en opposition à la démocratie parlementaire ou oligarchiqe) était ce lieu où le peuple produisait ses normes et valeurs directement. <br /> <br /> A vous lire j'ai l'impression qu'il faudrait définir ce qu'on entend par "peuple". <br /> <br /> Pour moi effectivement il s'agissait de toutes les personnes qui acceptent de se réunir sur l'Agora pour discuter ces lois. Ce qui sous-entend un petit nombre de gens et exclut ceux qui ne veulent pas s'intéresser à la gestion de la cité.<br /> <br /> Bref, lors du bon moment opportun (le Kairos) des gens (le peuple) se réunissent et grâce à l'effondrement du centre du pouvoir et à leur force (ce qui sous-entend une partie importante voire majoritaire du peuple), ils décident de s'auto-gérer en faisant le "pas de côté", c'est à dire en questionnant ce qu'ils produisent et consomment.<br /> <br /> Qu'en pensez vous et qu'elle serait votre définition du "peuple" ?
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P
Il est toujours intéressant de mieux connaître le passé, à conditions d'assortir cette lecture de certaines précautions. Sans exiger un véritable travail d"hitorien il faut se méfier des analogies verbales et ne opas trop rapidement en déduire des analogies sémantiques. La "démocratie" chez les grecs était identifiée au pouvoir du démos dont les membre formaient le peuple. Comme l'a très bien montré Catherine Colliot-Thélène dans "La démocratie sans"démos"", ces identifications ne sont plus possible et si certains sont tentés par une démocratie et un peuple basées sur l'éthos, la voie d'une définition politique de la démocratie et du peuple semble la seule perspective émancipatrice. Cette tâche est devant nous car ,malheureusement, utiliser les mots démocratie" et "peuple" comme des signifiants vides semblent faire l'affaire de pas mal de monde, y compris de "nos" gouvernements.
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