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Décroissance Ile de France

Revenu d’existence, salaire à vie : fausses utopies ?


Ouvrage collectif

Février 2018

Table des matières

Résumé des articles 6 Préface 8

Revenu inconditionnel d’existence, salaire à vie
et décroissance
(Jean-Luc Pasquinet) 11

I – Le RIE : une revendication qui se veut « décroissante »

parce qu’elle remet en cause la centralité donnée au travail 12

II – De la reconnaissance de l’utilité sociale de tous les citoyens

au lieu de « l’eugénisme social » actuel, et du rejet de la centralité
du travail comme seule source de la reconnaissance sociale 19

III – Contre la centralité donnée au travail :

L’enjeu est-il de remettre en cause la centralité du travail,
le travail lui-même ou bien encore le travail abstrait ?
Et pour quoi faire ? 18

IV – Cette proposition pourrait-elle au moins accompagner un changement de société vers la décroissance, à défaut
de pouvoir transformer elle-même l’ordre social, économique
et politique actuel ? 26

V – Quel type de changement(s) la décroissance induit-elle

et surtout comment peu(ven)t-il(s) s’effectuer ? 32

VI – Le Revenu inconditionnel d’existence est-il un facteur d’émancipation ? La culture du narcissisme en question. 36

2

VII – Le salaire à vie ou salaire social : une revendication
« intégralement anticapitaliste » ? 42

VIII – Les points clefs du scénario : le principe de la cotisation
est-il « révolutionnaire » et anticapitaliste ? 46

IX – Quelques objections 48 X – Analyse 49 Conclusion 52 Annexes 58

I – Présentation générale du revenu universel

1 - Une brève histoire du revenu universel 70

2 - Les différentes formes du revenu universel 70

3 - La question du montant : marqueur politique
du revenu universel 73

4 - Le financement du revenu universel 75

II – Les termes du débat

1 - Les objections classiques 77 2 - Le problème de l’absence d’une théorie de la valeur 79 3 - Aspects philosophiques 82

Théorie de la valeur et fin du travail :
les apories du revenu universel
(Jérôme Vautrin) 69

3

Sur les fondements idéologiques et les destinées

politiques du revenu d’existence
(Quentin, de Lieux Communs) 87

I – De l'utopie aux réalités

1 - Des richesses inépuisables...
sur une planète en cours de dévastation 90

2 - Se désaliéner du travail et de la croissance...
par l'augmentation de la productivité 92

3 - Pour une société du temps libre...
et l'industrialisation de l'existence 94

4 - Pour une société fraternelle... en voie de dislocation 97

II – Les soubassements idéologiques de la Rente Universelle

1 - le Progressisme 101 2 - Le Technicisme et l'Économisme 103 3 - Le Travail 104 4 - L'Anomie 107

III – Les destinées possibles de la Rente Universelle

1 - Un leurre durable pour le « peuple de Gauche » 112 2 - L'instauration d'une société oligarchique 114 3 - L'hypothèse impériale 115

4

Pour un service civil universel

couplé à un revenu de citoyenneté
(Marie-Christine Gamberini) 121

I – Le piège de l'inconditionnalité

1- La « richesse » : des définitions contrastées 127

2- Les conditions d'une véritable universalité 132

II – La question du « contrôle » 136

III – La durée du service civique 138

IV – Quelles tâches d'intérêt général ?

Vers une conception rénovée du « service public » 142 V – La problématique des délais et de la transition 146

À défaut de conclusion...

148

Le principe d'un revenu versé à chacun tout au long de la vie est ici critiqué selon plusieurs approches complémentaires toutes inspirées du point de vue de la décroissance. Les différentes variantes d'une telle mesure se présentent comme des utopies accessibles, mais souffrent toutes d'une réflexion inaboutie qui laisse dans l'ombre aussi bien les enjeux économiques et les soubassements idéologiques que les transformations souhaitables de la société.

***

5

Résumés des articles

Revenu inconditionnel d’existence, salaire à vie et décroissance

Ce texte a d’abord pour ambition de présenter le revenu d’existence et ses avatars, il questionne les ambitions des décroissants d’en faire un levier pour provoquer un changement de société ou au moins de l’accompagner. Il remet en place ce projet dans une société dominée par la valeur comme forme prise par la richesse, et le travail abstrait totalement découplé des li- mites de la biosphère. Le revenu d’existence pose bien la question des li- mites de cette centralité accordée au travail, mais comme beaucoup d'inno- vations « techniques », dont l’issue fut différente des ambitions de départ, ne risque-t-il pas de réformer ce système plutôt que de le transformer ?

Nous avons aussi rajouté une analyse du salaire à vie, un « concurrent » du revenu d’existence, une autre proposition d’un nouveau type de revenu qui se veut « révolutionnaire » dans un monde qui ne l’est plus.

La décroissance correspond plus à une « rupture culturelle » sans qu’on sache clairement ce que cela signifie et elle questionne d’abord le secteur de la production, ce qui est produit, plutôt que la distribution.

Théorie de la valeur et fin du travail : les apories du revenu universel

Dans un contexte de transformation profonde du monde du travail et de raréfaction des emplois salariés, la notion de revenu universel acquiert une remarquable visibilité dans l’espace médiatique. Sa mise en place semble de plus en plus faire consensus au sein de mouvements politiques de sensi- bilités diverses et il est d’usage de distinguer une version libérale et une version de gauche, supposément plus généreuse. Le présent article veut montrer que cette dernière version se heurte à deux difficultés théoriques fondamentales : l’absence de réflexion sur l’origine de la valeur et l’illu- sion de la fin du travail. Sous couvert d’une remise en question de la cen- tralité du travail dans nos sociétés, il s’agit en fait d’en finir complètement avec le travail comme source et origine de la valeur. Les difficultés que nous voulons soulever ici témoignent non seulement d’une conception

6

hors-sol de l’économie mais révèlent le non-dit d’une telle proposition, fût- elle supposément de gauche : qu’il s’agit bel et bien d’un projet libéral.

Sur les fondements idéologiques et les destinées politiques du revenu d’existence

Cet article veut examiner la revendication d'un revenu d'existence en partant de son idéal, identifié comme une Rente Universelle. Ce fantasme est confronté aux réalités de nos sociétés ruinant leurs ressources natu- relles, délabrées par le déploiement sans limite de la technoscience, anes- thésiées par l'industrie du divertissement et au bord de l'émiettement an- thropologique. L'inadéquation d'une telle revendication permet d'interroger l'idéologie qui la sous-tend. Sont ainsi dégagées les grandes caractéris- tiques qui permettent d'identifier une matrice commune à la visée marxiste et aux postulats capitalistes, semblable à un « communisme de consomma- teur ». Le devenir du revenu d'existence est enfin envisagé selon trois pos- sibilités, éventuellement consécutives : constitution d'un mythe mobilisa- teur pour la « gauche », mise en place de la version « libérale »/charitable, accompagnement de la réapparition de mécanismes impériaux millénaires signant la sortie de la modernité.

Pour un service civil universel couplé à un revenu de citoyenneté

La quasi-totalité des réflexions autour d'un revenu inconditionnel se si- tuent implicitement dans un cadre national pour ce qui est des bénéfi- ciaires, tout en faisant abstraction de la part d'esclavagisme néocolonial, voire d'esclavagisme tout court, inhérente à la définition actuelle de la ri- chesse telle qu'elle est censée devoir ou pouvoir être redistribuée. Posant que l'attachement aux valeurs de liberté, d'égalité et de solidarité reste pri- mordial et largement partagé, le présent article cherche à explorer les conditions auxquelles un genre de revenu universel pourrait concrètement y satisfaire. Il défend aussi l'idée qu'en matière de mise en œuvre des me- sures définies comme désirables, une progressivité excessive et un fort éta- lement dans le temps, loin de constituer la marque d'un pragmatisme rai- sonnable, restent le plus sûr moyen de tuer dans l'œuf ces mesures et leurs objectifs.

7

Préface

L'idée de découpler le revenu du travail pour assurer à chacun un revenu permanent ressurgit périodiquement, sous différentes appellations. Elle gagne, peu à peu, en popularité, au point que le parti « socialiste » a fait du Revenu Universel d'Existence un axe de sa campagne lors de la dernière présidentielle. Les débats qui auraient dû avoir lieu, sur ce point comme sur tant d'autres, se sont réduits à quelques articles de presse, rappels histo- riques, formules lapidaires. Il nous a semblé que, derrière les gesticulations d'une gauche en permanente décomposition, se cachait une véritable me- sure politique digne d'analyse.

Car le principe d'un revenu d'existence fait progressivement son chemin tant dans les milieux de l'extrême gauche que dans les think tanks néolibé- raux, aussi bien chez ceux qui cherchent à relancer l'économie que chez les défenseurs des plus faibles, les écologistes, les décroissants, les nationa- listes, les révolutionnaires ou les oligarques. Si bien que depuis au moins quarante ans, les expériences gouvernementales vont se multipliant dans le monde entier – le RMI institué en France en 1989, aujourd'hui RSA, en procède.

La mise en place d'une telle mesure est amenée à bouleverser toute la vie sociale. C'est bien entendu le rapport au travail et le travail lui-même qui sont complètement transformés, mais également tous les dispositifs de protection sociale, et la place de l'État dans la vie de l'individu. Au-delà surgissent toutes les questions qui ont trait à la production, à la création de valeur, à la redistribution des richesses, au rôle de l'économie, à la finalité de la vie sociale et, finalement, à l'organisation de la totalité de la société elle-même. Il s'agit d'une remise en cause fondamentale du « compromis fordiste » passé au cours du XXe siècle entre les instances capitalistes et les mouvement ouvriers, en vertu du principe qu'une productivité croissante des travailleurs fournit des revenus croissants aux consommateurs. Mais l'« utopie » du « revenu d'existence » ou du « salaire à vie » se développe dans un contexte de disparition de réels projets populaires d'émancipation – et ce sont plutôt les oligarques qui ont l’initiative. C'est ainsi qu'émergea il y a plus de vingt ans, lors d'un sommet prospectif réunissant des élites planétaire où fut évoquée une productivité rendant surnuméraire 80 % de la main-d'œuvre mondiale, la notion de tittytainment, (contraction de tit, sein

8

1

Citation tirée de Hans-Peter Martin et Harald Schumann, Le piège de la mondialisation (Solin-Actes Sud, 1997), rapportée par Jean-Claude Michéa dans L'enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes, Micro-Climats, 1999, p. 46-49. Le terme tittytainment a été proposé par Zbigniew Brzezinski en conclusion du premier State Of The World Forum le 1er octobre 1995, et peut se traduire par « du pain et des jeux » selon la locution latine de la Rome antique Panem et Circenses.

et de entertainment, divertissement) : « cocktail de divertissement abrutis- sant et d'alimentation suffisante permettant de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète »1.

Le présent volume ne prétend pas épuiser ces immenses problèmes, même s'ils sont tous, à des degrés divers, abordés. Notre point de départ, notre fil conducteur ou plutôt notre angle d'attaque est ce qu'il est convenu d'appeler la « crise écologique », qui serait plutôt un effondrement. Tradui- sons : il s'agit pour nous de la période la plus critique qu'ait traversé l'es- pèce humaine aussi loin que nous pouvons remonter, celle qui voit la des- truction accélérée des conditions matérielles de son existence biologique. L'ampleur du phénomène, ses multiples dimensions, en majorité encore méconnues, la profondeur des problèmes qu'il soulève et l'urgence absolue dont il témoigne contrastent avec, et expliquent d'une certaine manière, le déni quasi total dont il fait l'objet, derrière les sempiternelles déclarations d'usage. En réalité, ce sont toutes les catégories de la pensée occidentale, voire humaine, qui sont bousculées, et les fondements économiques de nos sociétés qui sont brutalement remis en cause : en premier lieu le mythe d'une croissance perpétuelle, basée sur des ressources minérales et biolo- giques en voie d'épuisement, en second, l'illusion apparemment indéraci- nable que la rationalité incarnée dans la technoscience annonce la maîtrise finale et sans reste par l'humain de l'existant.

Notre approche peut donc se ranger dans le mot-valise de « décrois- sance » – qui pose plus de questions qu'il n'en résout. Nous cherchons à in- terpeller tous ceux qui ne s'y sentent pas complètement étrangers et pour lesquels, ils sont nombreux, l'instauration d'une forme de revenu d'exis- tence inconditionnel est envisageable, voire constitue une réponse à l'impasse écologique. Le contresens nous semble total et sans appel. On trouvera donc dans chacune de nos contributions une invitation au débat ar- gumenté, dont témoigne d'ailleurs leur diversité d'approches et les diver- gences de positions qui peuvent exister entre elles.

9

L'ordre des textes s'est imposé naturellement comme une progression dans l'analyse collective d'une idée qui nous apparaît comme une authen- tique imposture intellectuelle.

Le premier, Revenu inconditionnel d’existence, salaire à vie et décrois- sance de Jean-Luc Pasquinet est une analyse concrète et minutieuse des deux principales propositions de nouveaux types de revenus, celle de Bap- tiste Mylondo et celle de Bernard Friot. Le texte suivant, Théorie de la va- leur et fin du travail : les apories du revenu universel de Jérôme Vautrin, veut pointer les incohérences majeures qui grèvent les raisonnements éco- nomiques des défenseurs du revenu d'existence, tandis que Quentin, de Lieux Communs, travaillant Sur les fondements idéologiques et les desti- nées politiques du revenu d'existence, a cherché à en dégager les postulats cachés et à en prévoir les devenirs possibles dans nos sociétés en profondes mutations. Enfin, Marie-Christine Gamberini, dans Pour un service civique universel couplé à un revenu de citoyenneté, esquisse une alternative visant à ré-humaniser une société dont l'opulence éphémère cache le suicide éco- logique.

On voit que les deux premières contributions attaquent le revenu d'exis- tence sur son propre terrain, l'économie, alors que les deux dernières es- saient de s'en extirper. L'ensemble s'ouvre et se clôt sur des aspects très concrets tandis que les deux textes du milieu s'aventurent sur des considé- rations plus théoriques. Les uns misent sur la baisse et le partage du temps de travail, d'autres sur la renaissance de volontés d'auto-transformation so- ciale – tous en appellent à une démocratie véritable capable de stopper la course absurde de la civilisation contemporaine vers le néant, à la réappro- priation de la chose publique par tous, à la mise à plat d'une organisation de nos sociétés aujourd'hui sans avenir désirable.

10

1 2

Cette expression désigne un chômage qui n’est pas lié à un problème conjoncturel, mais à une structure et par conséquent ne peut aller qu’en s’aggravant au fur et à mesure que la structure perdure.

Voir Guy Standing, Le Précariat. Les dangers d’une nouvelle classe, Éd. de l’Opportun, 2017.

Revenu inconditionnel d’existence, salaire à vie et décroissance

Jean-Luc Pasquinet

Depuis le milieu des années 1970, nous sommes entrés dans l’ère du « chômage structurel »1. Ce fut une occasion pour remettre en cause tous les statuts protecteurs. En les fragilisant ou en les supprimant, le système actuel réintroduit la concurrence totale entre les travailleurs. Il incite ses détracteurs à remettre en cause le travail, sa place dans la société et la fa- çon de travailler tels qu’ils étaient conçus jusqu’ici. Le monde industriel a changé, le secteur des services s’est tellement développé qu’il est devenu le modèle, même pour l’industrie. Il est caractérisé par la disparition de toute communauté de travail dans des entreprises qui embauchent des individus avec une multitude de statuts. Aujourd’hui, c’est la concurrence à outrance pour se « vendre ». Cette façon de se « vendre » s’est diffusée de la couche supérieure des travailleurs, habituée à faire des CV et à argumenter sur ses compétences, vers toutes les couches des employés. Face à cette situation angoissante où le risque est passé de l’entreprise aux travailleurs, et où les individus ont le sentiment de se retrouver seuls face à une machine omni- potente, il existe des réflexions sur l’évolution du salaire et du travail afin de réduire la dépendance des « employés » à un tel système, dans un contexte de chômage structurel.

Il s’agit soit de sortir de la vision étroite où le travail est restreint à l’em- ploi et de considérer que toutes les activités licites doivent être prises en compte, soit de considérer que le salariat est constitué de plus en plus de précaires sans droits, et l’enjeu est alors de leur redonner une sécurité mini- mum et de les réintroduire dans la «citoyenneté»2. Les propositions sont soit de décorréler le revenu du travail, soit plutôt de décorréler le salaire de l’employeur.

11

Dans le premier cas, on part de l’individu et les projets portent le nom de revenu de base, revenu de vie, revenu d’existence, dividende universel, dividende citoyen, revenu de citoyenneté, revenu social garanti, revenu universel, revenu universel d'existence, allocation universelle, dotation in- conditionnelle d'autonomie ou encore impôt négatif sur le revenu. Dans le deuxième cas, il s’agit plutôt du salaire à vie, et on part du PIB, avec une volonté de réformer sa structure en étendant le « système » des cotisations.

Au-delà de la question du travail, on est en droit de se demander si toutes ces propositions pourraient permettre de mettre en œuvre la décrois- sance, ou de l’accompagner. Il sera donc nécessaire de se pencher sur le sens de la décroissance, sur ce qu’elle exige comme politique pour savoir si ces propositions en font partie.

Nous allons d’abord examiner le revenu inconditionnel et ses variantes avant d’analyser le salaire à vie.

I – Le revenu inconditionnel d’existence : une revendication qui se veut « décroissante » parce qu’elle remet en cause la centralité donnée au travail

1- De quoi s’agit-il ?

« Dans la littérature, le revenu inconditionnel apparaît pour la pre- mière fois sous la plume de Thomas More qui, dans son Utopie paru en 1516, présente cette idée comme un moyen de lutter contre la criminali- té ».

À l’origine, cependant, le revenu inconditionnel était présenté comme une « juste » compensation devant le constat que la société était divisée entre des gens qui possédaient des terres3,et d’autres non.

En 1797, « Thomas Paine, figure de la révolution américaine, déve- loppe à son tour, dans un ouvrage intitulé "La justice agraire", l’idée d’une dotation inconditionnelle versée à chaque adulte au nom de la pro- priété commune de la terre et du juste partage d’une part de ses fruits ("la terre, dans son état primitif, est la propriété commune de l’espèce hu- maine" T. Paine)4.

3 Le cœur de l’économie jusqu’à la révolution industrielle.
4 Baptiste Mylondo,
Un revenu pour tous, précis d’utopie réaliste, p. 7, http://

revenudebase.info/wp-content/uploads/2012/07/Mylondo-Baptiste_precise-utopie-

12

L’idée trouve une première application dans le système dit "de Speenhamland", du nom de la ville anglaise qui, en 1795, instaura un droit au revenu pour les pauvres résidant sur son territoire »5.

À ce propos, rappelons que la loi de Speenhamland correspondait à une adaptation de la société à la victoire de l’économisme sur celle-ci : « Du- rant la période la plus active de la Révolution industrielle, de 1795 à 1834, la loi de Speenhamland permit d’empêcher la création d’un marché du travail en Angleterre. »6 La loi ne fut pas promulguée comme une compen- sation à un droit de tirage sur les ressources terrestres, mais pour assurer un « droit de vivre » aux pauvres. Elle prévoyait un complément de salaire pour pouvoir acheter le pain nécessaire à sa subsistance. Il fut aboli en 1834, « car dans le nouveau régime de l’homme économique, personne ne travaillerait pour un salaire s’il pouvait gagner sa vie sans rien faire. »7 Comme l’explique Edward Palmer Thompson, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les travailleurs avaient toujours eu le droit de faire pousser un peu de grain et de légumes sur les terres communales. Ce droit leur fut enlevé quand la propriété communale fut abolie et les terres attribuées aux pro- priétaires et entourées de clôtures. Cette mesure avait pour but de contraindre les paysans sans terre à se louer aux propriétaires. Malheureu- sement, ils n’avaient plus besoin d’employer en permanence une main- d’œuvre supplémentaire. Les « poor laws » allaient les en dispenser. Alors qu’autrefois les propriétaires avaient entretenu une main-d’œuvre impor- tante pour ne pas manquer de bras au moment des récoltes, ces « poor laws » allaient permettre aux propriétaires de remplacer des employés per- manents par des journaliers, qu’ils renvoyaient chez eux, une fois la récolte terminée, où ils vivaient du minimum de subsistance que la paroisse était tenue de verser aux indigents. Les travailleurs furent pris entre « les champs clos et l’excédent de main-d’œuvre disponible . Ils durent choisir entre l’emploi à temps partiel – et ainsi se retrouver soumis à la loi sur les pauvres –, ou une discipline de travail plus rigoureuse »8. Il est davantage

realiste.pdf 5 Ibidem.

6 7 8

Karl Polanyi, La grande transformation, Gallimard, 1995, p. 113.
Ibidem, p. 115.
Edward Palmer Thompson,
Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, La

fabrique, 2016, p. 59.

13

question dans cette loi sur les pauvres de la mise en œuvre de la domestica- tion des travailleurs que de charité. Ultérieurement, Karl Polanyi explique que dans le nouveau contexte créé par la Révolution industrielle c’était aussi pour le bien des travailleurs que cette loi fut abolie et le système sala- rial universalisé. Car en fait, seuls ceux qui ne pouvaient pas trouver de tra- vail étaient secourus, et aucun complément de salaire n’était versé. On s’était aussi aperçu que, suite à cette loi, la productivité du travail avait baissé, obligeant les patrons à baisser le tarif, et finalement le « résultat fut affreux. S’il fallut un certain temps pour que l’homme du commun perdît tout amour-propre au point de préférer à un salaire le secours aux indi- gents, son salaire, subventionné sur les fonds publics, était voué à tomber si bas qu’il devait en être réduit à vivre "on the rates", aux frais du contri- buable. Les gens de la campagne se paupérisèrent peu à peu »9. Puis, les enclosures se multiplièrent, une nouvelle classe d’entrepreneurs se créait, mais en face aucune classe correspondante d’employés ne naissait, il n’y avait qu’un prolétariat rural « auquel la "mauvaise administration de la loi sur les pauvres" interdisait de gagner sa vie par son travail. »10 Finale- ment, on aboutit à ce résultat que la traduction financière du « droit de vivre » finit par ruiner les gens que ce « droit » était censé devoir secourir. On se trouvait dans une situation paradoxale, d’un côté une croissance « miraculeuse » de la production et d’un autre côté des masses affamées. Entre la destruction des machines comme le firent les luddites et la mise en œuvre d’un marché du travail (c’est-à-dire, la « domestication »), le choix se porta sur le second.

L’idée fut donc abandonnée pour réapparaître au début du XXe siècle en Grande-Bretagne, portée notamment par le philosophe Bertrand Russell11, et aux États-Unis par John Rawls dans sa Théorie de la justice (1971), où il plaide pour l’égalité réelle des chances et estime qu’il revient au gouverne- ment de garantir un «revenu social minimum». «D’autres auteurs, comme l’économiste américain Robert Theobald, dans les années 1960, considérant que l’objectif du plein-emploi n’est plus atteignable et que l’automatisation des tâches productives a vocation à éliminer l’emploi sa-

9 Ibidem, p. 116.
10
Ibidem p. 117.
11
Roads to Freedom, 1918.

14

larié, estime qu’un revenu de base distribué par l’État doit se substituer aux revenus du travail »12.

Depuis le milieu des années 1980 on assiste au retour de ce thème, c’est-à-dire justement à l’époque où est apparu un chômage structurel en France et dans les vieux pays industrialisés. « En France, depuis une ving- taine d’années, le revenu inconditionnel fait surtout l’objet d’un débat uni- versitaire, plusieurs écoles de pensée revendiquant un vocable et une défi- nition propres »13.

Si au départ il était question de compensation, on peut dire que la re- lance du débat sur le revenu d’existence peut être ressentie – à tort ou à rai- son – comme une solution à un chômage structurel et à ses conséquences ou bien à une critique de la société qui produit ce chômage structurel.

Pour Baptiste Mylondo, le revenu inconditionnel d’existence est carac- térisé par :

1) Un revenu en espèces (et non en nature), 2) versé à chaque résident, et pas seulement aux citoyens français, 3) sans condition (de ressources, d'activité, d'inactivité, etc.), et donc sans contrôle, 4) sans contrepartie (re- cherche d'emploi, travail d'intérêt général, etc.), 5) à titre individuel (et non à l'ensemble du foyer en la personne du chef de famille...), 6) tout au long de la vie, 7) mensuellement, 8) cumulable avec d'autres revenus. 9) Le montant est forfaitaire (avec toutefois une distinction entre majeurs et mi- neurs), 10) suffisant (permettant de se passer d’emploi, le seuil de pauvreté (750 € par adulte et 230 € par mineur en 2009) devant quoi qu'il en soit res- ter un minimum.

2- Comment est-il financé ?

Toujours d’après Baptiste Mylondo, notre référence en la matière, pour financer le RIE, il aurait fallu environ 470 milliards d’euros (en 2012). Une partie de cette somme pourrait venir d’un transfert des fonds alloués à la protection sociale, c’est-à-dire d'une substitution au RSA et à l’ASS, mais avec le maintien des prestations relevant du système assurantiel – retraites, allocations chômage –, à la différence de l’approche libérale. L’idée étant

12 Le Monde, jeudi 30 octobre 2016, p. 9 : « Droite, gauche : à chacun son revenu universel », Patrick Roger.

13 Un revenu pour tous..., op. cit., p. 7.

15

d’éviter une régression sociale : « seules les prestations auxquelles le reve- nu inconditionnel vient se substituer parfaitement et avantageusement peuvent être supprimées »14. Ce qui veut dire qu’on pourrait supprimer : le RSA, l’ASS, les allocations familiales (niveau inférieur au revenu incondi- tionnel versé aux mineurs), les allocations logement (ALF, ALS et APL), soit environ 70 milliards d’euros en 2009. On pourrait aussi y rajouter une partie du budget de l’État : sommes allouées aux politiques de l’emploi, al- lègement de cotisations sociales sur les bas salaires, emplois aidés ou pré- retraites, soit 30 milliards d’euros, plus 14 milliards d’euros d’exonérations et primes pour l’emploi destinées à encourager la reprise d’activité, mais aussi les bourses scolaires et universitaires, soit un total de 50 milliards d’euros qui viendraient s’ajouter aux 70 milliards d’euros du budget de la protection sociale. Au total on arrive à 120 milliards d’euros, il ne manque- rait plus « que » 350 milliards d’euros à trouver.

« Il faudrait donc se tourner vers l’impôt »15, en évitant de taxer le reve- nu inconditionnel et la hausse des prix.

350 milliards d’euros correspondent à 70 points de l’IRPP et 35 points (contre 12 aujourd’hui) de la CSG. C’est l’augmentation de la CSG16 qui a la faveur de Baptiste Mylondo, car deux fois plus efficace que l’IRPP, elle est prélevée à la source et sans les exonérations de l’IRPP. Il suffirait d’augmenter le taux de la CSG de 35 points17 pour adopter un taux d’impo- sition moyen d’environ 47 % (en cumulant CSG et CRDS, contre par exemple 12 % pour un travailleur « pauvre » gagnant moins de 750 ou 880

14 Ibidem p. 36.
15
Idem.
16 À sa création, son taux était de 1,1 %. Il a été augmenté par les gouvernements

Balladur (+ 1,3 point) puis Juppé (+ 1 point) et porté à 7,5 % (+ 4,1 points) pour les salaires par le gouvernement Jospin, qui a réduit simultanément les cotisations d'assurance maladie. Elle est restée à 6,2 % pour les allocations chômage. Son taux s'élève à 6,6 % maximum pour les pensions de retraites les plus élevées, 3,8 % pour les autres. Certains retraités en sont exonérés. Pour les revenus du patrimoine et les placements, son taux est de 8,2 %, d’après Le Point du 26.08.2013.

17 Un POINT = 1 %, augmenter la CSG d'un point rapporte environ 12,3 milliards de recettes supplémentaires en 2013. Sur la feuille de paye, un point de CSG supplémentaire représente environ 13 euros en moins par mois pour un salarié au smic. Ce taux de CSG est uniforme alors même que son rendement dépasse celui de l'impôt sur le revenu (IR) qui, lui, est progressif (93,8 milliards d’euros contre 72 milliards en 2014).

16

euros par mois, ou 14,7 % pour un célibataire payé au SMIC), cumulé avec un revenu inconditionnel non imposable.

« Ainsi, en dépit de l'application d'un taux fixe, c'est bien à l'instaura- tion d'un impôt progressif de fait que conduirait la combinaison d'un reve- nu inconditionnel non imposable et d'un impôt proportionnel sur le reve- nu »18. Ex : je perçois un revenu inconditionnel de 750 €. Si je dispose par ailleurs d'un salaire mensuel de 1 000 €, j'en reverserai 47 % au titre de la CSG majorée (470 €) plus environ 4,4 % au titre de l'impôt sur le revenu (qu'il serait d'ailleurs plus judicieux de fusionner avec la CSG...) soit 44 €. Mon revenu disponible sera alors de 1 236 € – contre 853 € aujourd'hui – avec un taux d'imposition négatif de 23 %19 – contre un taux positif de 14,7 % aujourd'hui. Suivant le même calcul, si mes revenus mensuels (hors RI) s'élèvent à 2 000 €, le taux d'imposition sur mes revenus sera de 18 % pour un revenu disponible de 1 640 € – contre 18,7 % et 1 625 € aujour- d'hui. Finalement, cela revient non seulement à assurer un revenu non conditionné à un emploi, mais surtout à imposer une égalité plus grande des revenus qu’aujourd’hui.

Parfait, mais revenons à la réalité macroéconomique. Si nous calculons bien, il faudrait environ 470 milliards d’euros pour payer le revenu incon- ditionnel d’existence, sachant qu’il est hors de question de toucher aux prestations relevant du système assurantiel, ils doivent donc s’ajouter à celles-ci. En 2013, les dépenses sociales en France ont atteint 33 % du PIB20, soit 600 milliards d’euros21 et 50 % des dépenses budgétaires, c’est le premier budget de l’État. Ce chiffre dépasse ceux du Danemark et de la Belgique (31 %), de la Finlande (29 %) et de la Suède (28 %), ainsi que ceux de nos autres voisins qui ont un niveau de développement similaire au

18 Un revenu pour tous..., op. cit., p. 44.
19 236 €/1 000 € = 23,6 % en plus de revenu, contre 147 €/1 000 € = 14,7 % d’impôt en

2012.
20 OCDE, Bases de données des Statistiques des dépenses sociales, et
Social spending

during the crisis, 2012. 19 800 M d’euros sans doute prix chaînés 2005, et non pas prix

courants.
21 En 2014, 700 milliards d’euros de prestations sociales, dont 10,2 milliards pour le RSA

et 2,6 milliards pour l’ASS, 1,8 milliard pour le logement.

17

nôtre (Allemagne 26 %, Royaume-Uni 24 %)22. Comment se répartit cette somme ?

Selon les données officielles, plus d’un tiers de ces dépenses sociales sont consacrées à la vieillesse (38 %), un autre tiers à la santé (28 %), le reste étant partagé entre la famille (10 %), l’incapacité et la survie (6 % pour chaque poste), le chômage (5 %), le logement et les autres postes de la politique sociale. Si on en soustrait les 120 milliards du RSA, ALS, APL (j’ai laissé les 50 milliards même s’ils ne correspondent pas à des « dépenses sociales » au sens statistique du terme), on arrive à 480 mil- liards auxquels il faudrait ajouter les 350 milliards d’euros manquants, soit la colossale somme de 830 milliards d’euros ! Autrement dit, les dépenses sociales atteindraient 42 % du PIB, soit pas loin de la moitié ! Est-il pos- sible dans le monde dans lequel nous vivons de convaincre le peuple de consacrer 42 % du PIB aux dépenses sociales quand beaucoup rouspètent

22 Même en tenant compte de la part importante du secteur privé dans le financement des dépenses sociales dans des pays tels que les Pays-Bas (24 % public, 6 % privé), les États-Unis (20 % public, 10 % privé) et le Canada (18 % public, 5 % privé), cela ne change rien.

18

lorsque l’État consacre 10 milliards d’euros au RSA ? Rude tâche en tout cas...

Tout cela dans un contexte – structurel ? – de baisse de la croissance du PIB.

II De la reconnaissance de l’utilité sociale de tous les citoyens au lieu de « l’eugénisme social » actuel, et du rejet de la centralité du travail comme seule source de la reconnaissance sociale

1- La société débitrice ?

C’est à une logique de justice sociale que le RIE répond en instaurant un droit au revenu au nom de la contribution de tous, quelles que soient leurs activités, à l'enrichissement de la société, et si le revenu incondi- tionnel ne requiert aucune contrepartie de la part de ses bénéficiaires, c'est tout simplement parce que cette contrepartie existe de fait, sans qu'il soit nécessaire de l'imposer ni de la contractualiser. « Est socialement utile toute activité que la société ne définit pas expressément et collectivement comme nuisible »23. Bref, on l’aura compris, les promoteurs du RIE ne considèrent pas que le « marché du travail » soit un critère pour définir l’utilité sociale. Il n'est alors plus question de « payer les gens à ne rien faire », mais d'assurer aux citoyens les conditions matérielles nécessaires à la poursuite de leur libre contribution sociale. Partant du constat que les minima sociaux placent leurs bénéficiaires en position de débiteurs, alors que tous les citoyens ont une « utilité sociale », on renverse la logique : avec le revenu inconditionnel, c’est la société qui devient débitrice (!) et, en reconnaissance, c’est par devoir qu’elle doit leur verser ce revenu24. À la différence de l’impôt négatif qui est un transfert, une redistribution, il s’agit ici d’une répartition des revenus.

Mais revient-on au principe de compensation cher à Thomas Paine ? En l’occurrence, on ne considère plus que la richesse vient de la terre, mais plutôt « de la contribution économique et sociale de chaque individu à tra- vers ses activités non marchandes »25. Par conséquent, on ne « compense » pas l’absence de terre par un revenu, mais on veut plutôt récompenser le

23 Un revenu pour tous..., op. cit., p. 72. 24 Ibidem, p. 8.
25
Ibidem, p. 26.

19

simple fait d’exister. On valorise l’homme, ou plutôt sa quantité, il est de- venu la richesse, plutôt que la terre, dont il s’est émancipé, et ce point de vue a des conséquences importantes comme nous allons le voir lorsque nous aborderons l’aspect quantitatif de l’humain, sa démographie.

2- L’homme peut-il s’émanciper des « contraintes naturelles » ?

Il est maintenant reconnu que les Français vivent largement au-dessus de l’empreinte écologique qui doit leur revenir, car si tout le monde vivait comme eux, il faudrait trois planètes Terre. Par ailleurs, on entend de plus en plus de voix affirmant que pour réaliser la décroissance, c’est-à-dire re- passer en dessous du plafond d’un espace écologique convenable pour les Français, il serait nécessaire – entre autres – de questionner la démogra- phie, et pas seulement le nombre d’automobiles !

Sans remonter jusqu’à Malthus, depuis le livre de Paul Erlich sur la bombe P, de plus en plus d’opposants au système productiviste sont per- suadés que nous serions « trop nombreux »26 pour pouvoir atteindre les deux objectifs de respecter la biosphère et de créer une société viable, ou tout simplement pour « être plus heureux ».

Il existe une formule qui se veut « scientifique » relative à la relation entre la démographie et la nature ou ce qu’on appelle « l’environnement », c’est la formule I = PAT27, où « I » correspond à l’impact de PAT, c’est-à- dire de l’espèce humaine sur un territoire déterminé, à « T » pour technique donnée, à « P » pour population et en considérant son niveau de vie ou « A » pour activités. « Pour réduire les impacts de I, il est donc nécessaire d’agir sur l’efficacité technique de T, l’Affluence (réduire le nombre d’uni- tés de production ou de consommation par personne) et la population P (réduire le taux de natalité...ou l’immigration par personne) »28 (sic).

De façon plus concrète, Hervé Le Treut nous informe, dans un livre tou- jours d’actualité29, que pour atteindre l’objectif d’une élévation inférieure à 2 °C du réchauffement climatique global, il faudrait ramener les émissions

26 Moins nombreux, plus heureux, livre collectif coordonné par Michel Sourrouille, Sang de la terre, 2014. « Qu’on se rassure : les solutions à la surpopulation existent. Il n’y a pas que la guerre, les épidémies et la famine... », y est-il précisé...

27 Tim Jakson, Prospérité sans croissance, De Boeck, 2010.
28 « Les problématiques de migration sur une planète close et saturée »
, Michel

Sourrouille, in Moins nombreux, plus heureux, op. cit., p. 137. 20

de CO2 à 3 ou 4 gigatonnes, contre les 7,5 à 9 Gt actuelles (si on rajoute la part de la déforestation). Ce qui signifierait que chacun n’aurait le droit d’émettre par an que moins d’une demi-tonne de carbone (7 milliards d’in- dividus divisé par 3,5 Gt de CO2). Une raison de plus de mieux maîtriser notre démographie...

Dans ces conditions, l’idée que chaque individu doit être reconnu aussi dans ses activités non marchandes, et que la société est débitrice à son égard, ne peut plus être défendue sans ignorer le fait que la Terre est sur- peuplée. « Moins nombreux, plus heureux ! » signifie qu'il est devenu diffi- cile à la société de se sentir débitrice envers tant d’individus, et qu’au contraire un effort doit être fait pour réduire les naissances en vue de dimi- nuer la population mondiale30. Tout individu qui nait sur cette terre surpeu- plée le fait de plus en plus au détriment du « sauvage », des autres êtres vi- vants. La nature est domestiquée, avec pour conséquences sa disparition et la domestication du « parc humain » ; le nombre est-il un élément pouvant favoriser le totalitarisme ? Il devient impératif d’éviter d’avoir trop d’en- fants afin (et ce n’est paradoxal qu’en apparence) de laisser à la société hu- maine une chance de ne pas disparaître. Cette question – ainsi que les moyens contraceptifs dont nous disposons – n’existait pas pour Thomas Paine, elle se pose aujourd’hui de façon aiguë. Comme le rappelle Yves Cochet depuis 2004, remettre en cause notre politique nataliste est de plus en plus urgent, ce qui implique de refuser un revenu d’existence avant l’âge de 18 ans. La société ne peut être débitrice que si l’individu limite sa natalité ; cela revient à poser une condition, en contradiction avec le revenu « inconditionnel » d’existence. Bien entendu, il ne s’agit pas d’affirmer que des humains sont devenus « superflus », mais plutôt de mieux accueillir ceux qui ne sont pas encore nés.

Que ce soit la démographie ou bien les conséquences de l’acte de pro- duire et de consommer, on se heurte aux « contraintes naturelles », juste- ment celles dont doit tenir compte la décroissance. La réponse par un reve-

29 Hervé Le Treut, Nouveau climat sur la terre, Flammarion NBS, 2009. Précisons que nous ne partageons absolument pas la position pronucléaire de cet auteur.

30 Au-delà de la question des frontières, il existe celle de l’empreinte écologique, et notre pays a l’obligation de la réduire. Est-il possible dans ces conditions d’accueillir plus de gens, essentiellement par naissances en France, et dans le monde d’ailleurs ?

21

nu inconditionnel n’est-elle pas le reflet d’une idéologie où il serait pos- sible d’y échapper ? Pouvons-nous nous contenter d’être dans une activité qui relèverait seulement de nos désirs sans nous soucier des contraintes na- turelles et des obligations liées à la vie en société, justement parce que nous critiquons le fait que la plupart des emplois capitalistes n’ont aucune utilité sociale et sont même nuisibles ?

III – Contre la centralité donnée au travail : L’enjeu est-il de re- mettre en cause la centralité du travail, le travail lui-même ou bien en- core le travail abstrait ? Et pour quoi faire ?

1- L’évolution du travail

Pour Baptiste Mylondo, le RIE serait aussi un moyen de rejeter la cen- tralité donnée à la valeur-travail en permettant la revalorisation sociale des activités « hors travail », et en rejetant l’idée que seul le travail serait la source de reconnaissance sociale.

Mais qu’est-ce que le travail ? Existe-t-il une définition essentialiste et anhistorique de celui-ci ? La réponse est bien sûr négative.

Autrefois le travail était attaché à une activité (on ne « travaillait » pas : on fabriquait une table, par exemple), il se distinguait du travail dit « abs- trait » et indépendant du contenu de toute activité. Ce dernier est mesuré par le chronomètre, il sert à produire des marchandises dont la valeur est égalisée par la concurrence. Il est né avec le capitalisme, et de la nécesssité de pouvoir mesurer un temps moyen de production afin d’y coller un coût et de devenir compétitif en le réduisant. C’est d’ailleurs l’objectif des inno- vations techniques que de réduire ces coûts, en plus de multiplier les pro- duits sur le marché.

Pour E. P. Thompson, le travail était orienté par la tâche jusqu’à la révo- lution industrielle, même si celui-ci pouvait être dominé par le temps cos- mique, inséparable du temps religieux. La révolution industrielle a imposé à des sociétés agro-pastorales des formes de régularité et d’intensité du tra- vail contraignantes et harassantes.

Jusqu’à la Révolution industrielle l’artisan travaillait d’abord juste pour subvenir à ses besoins et lorsqu’il avait assez d’argent il se reposait, ce qui

22

a été fort bien représenté par le « Saint Lundi » : « le dimanche est le jour de la famille, le lundi celui de l’amitié »31 (Thompson).

André Gorz32, à la suite de Karl Marx, explique que sans l’apparition du travail abstrait, la révolution industrielle n’aurait pas eu lieu. Et l’appari- tion de ce type de travail a été la conséquence de la subdivision des tâches, qui a permis de séparer les ouvriers de leur produit et des moyens de pro- duire, et de les dominer afin de pouvoir leur « imposer la nature, les heures, le rendement de leur travail, et les empêcher de rien produire ou entreprendre par et pour eux-mêmes. »33

Au fur et à mesure qu’elle s’est imposée, l’industrialisation a mis en œuvre une organisation mondiale de la production où, après avoir dominé les travailleurs, on a subdivisé les tâches au point d’entraîner une spéciali- sation progressive des moyens de production et la nécessité d’une coordi- nation des productions partielles, chaque activité productive n’existant plus qu’en combinaison avec d’autres. « La richesse des sociétés industrielles s’appuie précisément sur leur capacité sans précédent de combiner, par des procédures organisationnelles préétablies, une immense variété de sa- voirs partiels que leurs détenteurs seraient bien incapables de coordonner par voie d’entente mutuelle et de coopération consciente, volontaire, auto- régulée. »34

Le résultat, c’est un travail qui est devenu « central » parce qu’il est de- venu abstrait, et le fait que le travailleur ne peut pas vraiment influer, ni questionner sa finalité (faire de l’argent) qui est de plus en plus destructrice de la société et de la nature. On peut dire que cette transformation du tra- vail est d’abord un projet politique visant à priver les travailleurs de tous pouvoirs sur leurs productions, et aussi sur leur vie quotidienne. Il est néanmoins aujourd’hui le seul créateur de valeur susceptible d’être distri- buée sous forme de revenus monétaires. À moins de remettre en cause la société productiviste, c’est la réalité que si l’on veut verser un revenu, il doit s’asseoir sur du travail (abstrait) dans la société capitaliste, ou alors on se heurte au paradoxe suivant : le RIE ne serait possible que grâce au tra-

31 Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, op. cit., p. 12.
32 Et les tenants de la « critique de la valeur » comme Anselm Jappe, Moishe Postone,

Robert Kurz...
33 André Gorz,
Métamorphoses du travail. Quête du sens, Galilée, 1988, p. 71. 34 Ibidem, p. 76.

23

vail abstrait et en même temps il faudrait remettre en cause la place de ce- lui-ci.

L’autre risque, c’est de marchandiser toutes les activités de la société, y compris celles qui étaient gratuites, notamment dans la sphère domestique ; et finalement, cela revient à étendre ce qu’on voulait nier : la marchandise et son monde. Malgré le déni de Baptiste Mylondo, (« il s’agit donc de créer de la richesse sociale, avant de créer des valeurs marchandes, mais sans aller jusqu’à le rétribuer car cela reviendrait à une marchandisation totale de la société contre laquelle nous devons nous élever »), c’est bien de marchandisation dont il s’agit lorsqu’on met en œuvre le revenu incon- ditionnel d’existence dans une société capitaliste. Même si le salaire ne correspond à aucun « travail » en particulier, il rétribue le fait d’exister, et exister en dehors de la sphère du travail salarié, c’est exister dans la sphère domestique.

Si Mylondo veut remettre en cause la centralité du travail comme source de reconnaissance sociale, c’est aussi au nom de la liberté du sujet. Cepen- dant, il s’agit d’un sujet isolé et apolitique. Il n’est nulle part fait mention de la revalorisation de la vie politique comme dans la Grèce antique, alors que finalement l’enjeu est bien de s’opposer au projet politique contenu dans la promotion du travail abstrait. Car la centralité du travail a engendré la disparition de l’activité politique pour tous les citoyens. Elle est devenue une activité de spécialistes et le résultat c’est un repli sur la sphère privée pour les gens ordinaires. Si l’on constate que le travail est devenu central à cause de l’inexistence de l’action politique pour la plupart de nos conci- toyens, sa remise en cause ne peut pas passer simplement par la mise en œuvre d’un RIE.

2- La crise ontologique des travailleurs aujourd’hui

Comme déjà signalé dans l’introduction, la situation des travailleurs au- jourd’hui est difficile : mise en concurrence des employés, chômage struc- turel, harcèlement moral, angoisse, risque d’être licencié et, pour les moins diplômés, CDD, précarité, obligation d’avoir plusieurs emplois, atteintes à la santé à cause des polluants dans l’environnement de travail, la radioacti- vité, etc. Le RIE serait une solution à cette fragilisation des employés. « En attribuant à chacun une part du produit social (...), on remet du commun là

24

où on veut nous faire croire que tout n’est que mérite individuel »35. C’est aussi la thèse de Guy Standing dans son livre Le Précariat. Les dangers d’une nouvelle classe. Le Précariat désigne les précaires de plus en plus nombreux qui « passent sans cesse d’une fonction à une autre. Ils n’ont pas de contrôle sur l’évolution de leur travail ni sur leur parcours profes- sionnel. Ils ne savent plus qui ils sont. Leur niveau de qualification est bien souvent supérieur aux besoins de leur emploi. Ils doivent faire un tas de choses pour lesquelles ils n’ont pas de revenu : se former, entretenir leurs réseaux, candidater à de nouvelles fonctions (...) Enfin, dernière ca- ractéristique, c’est une classe qui perd des droits sociaux, civils, écono- miques, en comparaison des autres citoyens. »36 Pour lui, un revenu de base (différent du RIE cependant, car conditionné à « l’engagement ci- toyen et politique ») serait une solution pour créer de « nouvelles formes de négociations collectives, qui se fassent par fonction et avec l’État, et pas seulement entre les salariés et l’entreprise. ».

Si on suit ce raisonnement, la conséquence du revenu de base ou du RIE serait de redonner une force et une cohésion aux « travailleurs », ou plutôt aux exclus du travail salarié à contrat déterminé. On pourrait objecter que le RIE – à la différence du revenu de base de Guy Standing –, étant versé individuellement et à tous, y compris aux plus riches, produirait une étrange « communauté » réunissant des intérêts très contradictoires. Cepen- dant, on comprend vite que c’est surtout la frange des « exclus » de l’em- ploi qui se trouverait en meilleure position pour négocier, car lorsqu’on a faim on accepte n’importe quoi, ce qui est moins le cas lorsqu’on a un re- venu minimum. En fait ne sont concernés que les emplois jugés les plus in- grats dans notre culture, qui devront offrir un meilleur salaire pour attirer des gens. On pourra refuser de travailler, mais on n’aura certainement pas plus de liberté de choisir l’emploi qui nous plaît le plus, à cause de la concurrence entre les demandeurs, qui risque bien au contraire de s’accen- tuer autour des boulots jugés « intéressants » puisque, justement, les gens ont la possiblité de refuser de travailler. Les emplois mieux payés et plus stables étant de plus en plus rares, ils ne devraient pas avoir de problème pour attirer des travailleurs, sans qu’il soit nécessaire d’y augmenter les sa-

35 Julien Dubouchet, revue Moins!, juin-juillet 2016.
36
Le Monde, 2 mars 2017, « La quête effrénée de flexibilité n’est pas terminée »,

interview par Anne Rodier de Guy Standing à l’occasion de la sortie de son livre.
25

laires. Il existe néanmoins un cas où ce RIE serait pertinent, c’est en cas de grève, comme soutien aux grévistes.

Mais cela ne sous-entend-il pas qu’une position politique contradictoire domine le « lobby des RIE » : d’un côté on voudrait pouvoir refuser de tra- vailler pour peser sur les conditions – de travail ? de salaire ? Et d’un autre côté, on accepte de vivre avec le minimum – et de s’en satisfaire ? Autre- ment dit, d’un côté on veut peser pour entrer dans une « bonne » situation salariale (dont on a vu précédemment qu’il ne s’agit que d’une privation pour le travailleur de la maîtrise de la destination et du sens du travail), d’un autre côté on veut faire un pas de côté ? N’y a-t-il pas mieux à faire dans une société de chômage structurel, sinon de changer la structure ? Il faudrait dans ce cas remettre en cause l’idéologie entrepreneuriale (domi- nante aujourd’hui) qui a donné ce statut central au travail, plutôt que le tra- vail en soi et seulement la façon de travailler ; les produits que l’on fa- brique et les valeurs qui vont avec.

Dans ce sens, le Revenu inconditionnel d’existence n’est ni un moyen de revaloriser le travail en tant que visant à assurer la survie de l’humanité dans le cadre des contraintes naturelles, ni un moyen de supprimer sa « centralité », puisque ceux qui en sont privés existent par rapport à son monde. Si le travail moderne est aliénant, mais qu’on en tire, par un quel- conque jeu de prélèvements sociaux, la source d’un revenu inconditionnel, comment penser que ce dernier puisse servir à changer ce même système ?

IV – La question qui se pose alors : Cette proposition pourrait-elle au moins accompagner un changement de société vers la décroissance, à défaut de pouvoir transformer elle-même l’ordre social, économique et politique actuel ?

1 -Accompagner ?

Que signifie « accompagner », sinon qu’il y aurait une période transi- toire vers une société d’a-croissance (que nous préférons appeler « relocali- sée »37) durant laquelle serait mis en œuvre un RIE ?

37 « La relocalisation est à la fois le moyen et la fin de la décroissance », Serge Latouche. 26

Le problème avec la vision d’une décroissance comme trajet, c’est que la plupart du temps on ne sait pas quelle forme aura cette société relocali- sée. S’agit-il d’une société post-capitaliste ? Dans ce cas on aura aboli le salariat, l’argent et les échanges pour les remplacer par le partage, et le RIE ne sera plus nécessaire puisqu’il n’y aura plus d’argent pour le payer. C’est du moins ce que pensent les tenants de la critique de la valeur ou bien les libertaires qui eux refusent toute transition. Car la transition peut mener à autre chose que l’objectif visé au départ, comme les expériences malheu- reuses du socialisme scientifique ont pu le montrer. Le socialisme se posait comme une transition vers le communisme. Or, c’est l’inverse qui s’est produit, au lieu de mener vers un système plus juste et plus libre, il a mis en place un système totalitaire.

Pour les libertaires, les tenants de la critique de la valeur, les primiti- vistes ou les post-situationnistes, le projet est simple, il consiste à abolir le salariat, l’État, l’argent, les échanges, et de remplacer tout cela par du par- tage et de l’autogestion généralisée, avec l’insistance plus ou moins grande sur le respect du sauvage, de la nature, selon les propositions. Le projet de la décroissance est lui beaucoup moins clair en ce qui concerne ses consé- quences politiques. Il consiste d’abord à redescendre en dessous d’un pa- lier écologique, afin de pouvoir assurer un avenir à l’humanité.

Le risque est grand que cette décroissance accompagnée d’un RIE ne débouche sur un système totalement inattendu, et qui ne serait pas celui re- cherché. Une société duale par exemple, avec des inclus, sans doute aux re- venus limités, mais inclus, et des exclus avec des revenus inférieurs, dont le RIE, et contraints à une vie étriquée ou confinée dans le ghetto des « sans emploi fixe ». « Libérés » du travail salarié certes, mais dans un monde du travail salarié, s’agit-il d’émancipation ?

2- Les nouvelles propositions suite aux critiques du RIE

Les critiques à l’encontre d’un revenu d’existence ouvrant la porte à la société duale n’ont pas échappé à ses défenseurs, d’où quelques réformes.

Des objecteurs de croissance38 proposent une Dotation Incondition- nelle d’Autonomie. Il s’agirait de droits de tirage sur des services collec-

38 Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet, Anne-Isabelle Veillot, Manifeste pour une Dotation Inconditionnelle d’Autonomie, Utopia, 2013.

27

tifs tels que l'énergie, l'information, la formation, la santé, la culture, les transports, mais aussi de gratuité d’une surface de logement minimale et donc d’une prestation en nature et non pas en espèces, avec de la gratuité et une volonté de remettre en cause le pouvoir et le rôle de la monnaie dans notre société. Cette DIA sous-entendant l’appropriation collective de cer- tains biens et de services, il s’agit bien d’un bouleversement social.

Elle s’accompagnerait, à la différence des RIE, d’un questionnement de la sphère de la production avec « réappropriations politiques et démocra- tiques des banques centrales, du système financier et création de nouvelles monnaies locales fondantes liées à des projets de transition. »39 La DIA concerne ausi le foncier qui donnera lieu à réappropriation progressive, loi de réquisition... Elle concerne différents secteurs de la société car elle est allouée en nature – logement, parcelle de terre –, mais aussi en monnaies locales pour la nourriture et les produits de première nécessité ; la mise en place d’ateliers de confection, recyclage et réparation artisanaux, les eaux, l’énergie doivent aussi donner lieu à une réappropriation collective. Bref, on s’attaque à la propriété privée de la terre, et des services, on encourage l’essor de l’artisanat.« Elle signifie clairement la propriété collective de certains biens et services et le droit que nous partageons tous sur leur usage »40.

Sa mise en œuvre est complexe, car il faut déterminer les besoins et les biens et services devant être rendus gratuits. Mais finalement ce n’est pas plus difficile que de définir un niveau « suffisant » de RIE, et cela sous-en- tend un débat collectif pour déterminer ces besoins, ce qui est une bonne chose. Le problème vient du contrôle de la situation des individus que né- cessite la mise en place de ce système. Mais finalement, « pourquoi de- vrions-nous rejeter la gratuité de la santé, de l'information, de la forma- tion ou de la culture ? Toutes ces mesures, incluses dans la DIA, sont sou- haitables et auraient incontestablement leur place dans le projet politique de transformation sociale auquel ce livre entend modestement contribuer. On aurait tort cependant de les considérer, dans le cadre d'une DIA, comme une alternative au revenu inconditionnel. Elles en sont le complé- ment au contraire, et vice versa »41. Donc la DIA c’est un complément au

39 Manifeste pour une Dotation Inconditionnelle..., op. cit., p. 46. 40 Un revenu pour tous..., op. cit., p. 28.
41
Idem, p. 32.

28

Revenu inconditionnel d’existence, autrement dit on rajouterait de la gra- tuité à un revenu !

La dernière proposition rendue publique, c'est le Revenu Incondition- nel Suffisant42.

Son auteur, Michel Lepesant, a compris les critiques à l’encontre du re- venu d’existence et précise que « pour ne pas courir le risque de le confondre avec une de ses variantes libérales, il faut écarter trois risques : la monétarisation de toute activité d’utilité sociale ; un montant insuffisant qui ne serait qu’une aubaine accordée au Capital (tant administrativement qu’économiquement) ; une mesure coupée d’une politique beaucoup plus générale portant sur la richesse. »

Il ajoute au revenu inconditionnel des précisions quant à son versement, qui pourrait être effectué en trois parts (« monnaie publique », monnaie lo- cale et gratuités) ; outre le fait qu’il devrait être d’un montant « décent » (qu’il faut définir, et le seul critère précisé c’est un plancher et surtout un plafond, le Revenu Maximum Autorisé ou RMA). C’est ce triple ajout qui transforme le RIE en revenu inconditionnel suffisant (RIS).

Est-ce que le RIS rend le RIE « décroissant » ? Le RIS signifie que l’on veut vraiment promouvoir un niveau de consommation bas, rester dans la simplicité, et surtout il s’accompagne d’une politique portant sur la ri- chesse ; dans ce sens il correspond en partie à une politique décroissante. Par contre la décroissance de la consommation, la lutte contre la richesse, ne sont pas suffisantes pour atteindre la relocalisation qui est le moyen et la fin de la décroissance. Il faut pour cela une réflexion sur les produits, et la mise en œuvre d’une organisation permettant de les produire.

Par ailleurs, Michel Lepesant prétend qu’on ne peut pas individualiser la valeur, sous-entendant que le secteur de la reproduction contribue aussi à sa production, légitimant ainsi la mise en œuvre d’un RIS comme sépara- tion du travail du salaire. Qu’en est-il de cette affirmation ? La valeur est la forme prise par la richesse dans la culture capitaliste. Nous savons que la valeur est déterminée par le temps de travail socialement nécessaire, et il est vrai qu’on ne peut pas l’individualiser dans le secteur de la production,

42 Médiapart du 15 février 2017, Michel Lepesant : « Comment rendre le revenu inconditionnel écologiste, socialiste, et démocratique ? ».

29

néanmoins cela ne signifie pas que la sphère domestique y participe, car la valeur est le résultat de l’application de connaissances scientifiques, tech- niques et organisationnelles dans le secteur de la production, innovations permettant de réduire ce temps de travail nécessaire à la production de marchandises. La société n’intervient qu’en tant que norme, elle n’inter- vient que pour déterminer la norme permettant de fixer le temps moyen né- cessaire pour produire une marchandise dans un monde dominé par la pres- sion vers des niveaux de productivité toujours plus élevés, afin de mainte- nir la centralité du travail humain immédiat comme fondement de la valeur.

Il faut par ailleurs distinguer la valeur, qui est la forme de la richesse dans une culture capitaliste, de la survaleur qui est la différence entre le coût de reproduction (= le salaire) et la valeur créée.

Que ce soit de la gratuité, de la collectivisation, ou un blocage des reve- nus à un certain niveau, nous ne voyons là rien de nouveau. Souvenons- nous du taux élevé de l’impôt progressif aux États-Unis. Suite à l’inflation qui ravageait le pays, le gouvernement Roosevelt décida un ferme blocage des salaires et des prix, et pour financer l’effort de guerre « le gouverne- ment recourut à l’impôt : il y eut une "taxe de la victoire" de 5 % sur tous les revenus ; on taxa les bénéfices des sociétés et les profits de guerre ; on procéda aussi à un relèvement et à un élargissement radical de l’assiette de l’impôt sur le revenu, en octobre 1942 : le nombre de contribuables passa de 4 millions en 1939 à 50 millions en 1943. Désormais, la classe moyenne était assujettie à l’impôt direct. Le rendement de l’impôt sur le revenu tripla ; il était devenu la principale source de revenu fiscal pour l’État fédéral. Il devint aussi beaucoup plus progressif (les taux allaient de 4 % à 82 %), il était retenu à la source des salaires. »43

Quant à la gratuité, tout étudiant en grande école de commerce sait que « ce qui fait vendre, c’est le gratuit et le nouveau », donc là rien de nou- veau ; de plus, l’histoire de l’URSS nous rappelle que la gratuité peut être couplée au collectivisme, et le résultat ne pas être des plus heureux. Il est vrai qu’il s’agissait d’une « véritable » gratuité sans aucun plafond, sans réflexions sur les limites de la planète, ce qui ouvrait la porte à tous les gaspillages (obligation d’ouvrir les fenêtres en hiver afin de rafraîchir des

43 Wikipédia, Histoire des États-Unis de 1937 à 1943, https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_des_%C3%89tats-Unis_de_1937_%C3%A0_1943

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pièces trop chauffées, blocage du réseau téléphonique local (gratuit) car il pouvait arriver qu’on ne raccroche pas le téléphone, etc.). La condition de la DIA est donc la mise en œuvre d’un plafond, au-delà duquel on facture, et de plus en plus. Mais alors dans ce cas on se retrouve dans la société que l’on dénonçait, avec deux secteurs, un secteur de la gratuité et un secteur payant. De plus, on se doit de bien contrôler les consommations, mais es- pérons que ce ne sera pas grâce à des compteurs « intelligents » que nous condamnons aujourd’hui.

Une sorte de hiérarchie dans les propositions s’opère. Le Revenu de Base est plus une réponse au chômage structurel sans remise en cause du système, alors que les autres propositions ont d’abord pour ambition une remise en cause du productivisme, et de la centralité du travail. L’éventail s’étend du RIE au RIS et sa remise en cause des inégalités grâce au RMA, un panachage dans le mode de paiement, jusqu’à la DIA qui propose beau- coup de gratuités et une remise en cause de la propriété privée de certaines entités.

Constatons cependant que le Revenu d’existence est de moins en moins « inconditionnel », car il doit s’accompagner de présupposés et notamment d’un RMA... Bref, des conditions de plus en plus « révolutionnaires » pré- sident à sa mise en œuvre, entraînant un racourcissement de la période transitoire vers la « société d’a-croissance », comme on dit ! Il s’agit ce- pendant de conditions qui s’imposeraient à la mise en œuvre d’une poli- tique pour qu’elle soit caractérisée comme « décroissante », pas de condi- tions individuelles pour l’obtenir, mais voilà pour l’obtenir le présupposé est que les futurs récipiendaires mettent en œuvre le RMA... ce qui semble plus difficile que d’obtenir un revenu de base.

On peut aussi se demander ce que deviendront les travaux ingrats, ou ju- gés tels, comme le ramassage des ordures ou le ménage pour les entre- prises, sachant que le RIE serait un nouvel « acquis social » dans un pays riche qui vit déjà au-dessus de son empreinte écologique légitime au vu de la biocapacité de la planète et qui offre un niveau de vie matériel élevé. À cela il est répondu que le RIE doit là encore être accompagné de mesures visant à partager les tâches jugées ingrates ou de mieux les payer, alors qu’on critique la « richesse ». Et là l’inconditionnalité disparaît pour les in-

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dividus, puisqu’au niveau social il faudra de toutes les façons assurer ces tâches.

On l’aura compris, le revenu inconditionnel ne remet pas en cause le système : les impôts, les retraites, le chômage, la notion de « pauvreté » dé- finie par l’INSEE comme étant la moitié du revenu médian, le salariat. Ce qui est reconnu d’ailleurs par Baptiste Mylondo :« l’instauration du revenu inconditionnel lui-même ne peut suffire à transformer l’ordre économique et social actuel »44, comme rappelé dans un texte de 2016 « seul, le revenu inconditionnel ne peut pas grand chose pour réduire l’empreinte écolo- gique des pays »45, ou encore dans le journal suisse de la décroissance Moins! : « Sans remise en question des besoins et de l’organisation de la production, il risque (...) de contribuer à accentuer les phénomènes d’au- tomatisation et de délocalisation déjà en marche »46. Néanmoins pour Bap- tiste Mylondo, «elle pourrait accompagner cette transformation», la rendre possible et l’encourager, car l’enjeu fondamental c’est la sortie du capitalisme et du productivisme.

V – Cela nous conduit à nous demander: Quel type de changement(s) la décroissance induit-elle et surtout comment peu(ven)t-il(s) s’effectuer ?

1-La grande confusion

Il existe une grande confusion au sujet de la décroissance, lorsqu’on la confond avec les bouleversements révolutionnaires qui ont eu lieu au XVIIIe siècle et au suivant.

La décroissance est, dans son essence, une « rupture civilisationnelle » : elle n’est pas, au premier abord, une rupture uniquement politique, ni douce (par les élections) ni violente (par la révolution). Cette rupture, dont nous ne connaissons pas exactement la forme qu’elle prendra, se distingue de la « révolution sociale à âme politique » propre à la bourgeoisie. Pour

44 Baptiste Mylondo, Pour un Revenu sans Condition, Utopia, 2012, p. 69.
45 Baptiste Mylondo, entretien avec Philippe Huguenin dans
Moins!, juin-juillet 2016,

p. 21.
46 Aude Vidal,
Moins!, juin-juillet 2016.

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« la seule classe révolutionnaire qui ait jamais vaincu »47, il s’agissait d’abord de saisir l’opportunité d’une révolte sociale pour prendre le pou- voir et mettre en œuvre des réformes politiques, économico-centrées. Or, pour la décroissance, c’est d’une « révolution politique à âme sociale » qu'il s’agit, avec pour objectif de recréer la société, la civilisation, autour d’un nouveau paradigme. C’est à partir de valeurs culturelles nouvelles, comme la notion de limite, la critique de l’économisme et la recherche de l’harmonie avec la nature, l’écologie, que vont s’élaborer des valeurs poli- tiques, pas l’inverse. Notons que même si elle se résume à une « rupture culturelle », elle vise cependant à revaloriser la politique avec pour consé- quence la nécessité d’une implication de tous dans la gestion de la cité, à la place de la politique-spectacle et spécialisée inaugurée par la victoire de la bourgeoisie.

La forme la plus concrète et proche de ce que nous voulons faire peut être trouvée dans le mouvement du Chiapas. Les Amérindiens n’ont pas cherché la confrontation directe avec le pouvoir, mais ont essayé de faire sécession. Ils n’ont d’ailleurs pas cherché non plus à mettre en œuvre une loi sur le RIE ! On peut imaginer que la mise en œuvre de réseaux autour d’alternatives concrètes au système dominant pourrait amener une séces- sion au niveau de « bio-régions » et la relocalisation. Il est possible cepen- dant que, même si on ne la recherche pas, la confrontation soit néanmoins inéluctable avec le pouvoir.

Par conséquent, la réponse n’est ni dans les élections ni dans l’émer- gence d’une avant-garde éclairée qui s’armerait pour prendre le pouvoir. Elle est dans la « décolonisation de son imaginaire » comme l’a si bien dit Serge Latouche. Mais une fois celle-ci « décrétée », que faire ? Est-ce que ceux qui défendent le Revenu « inconditionnel » d’existence imaginent possible et souhaitable une société dénuée absolument de tout contrôle sur les individus ? Et quand on y réfléchit bien, il ne s’agit pas seulement de contrôles exercés par la société sur les individus, mais aussi du « contrôle » effectué par les contraintes naturelles. Or, l’essence de la décroissance est quelque part très « pessimiste », il s’agit d’une rupture certes, mais pour re-

47 Guy Debord, La société du spectacle (1967), Champ libre, 1971, p. 54... « en même temps qu’elle est la seule pour qui le développement de l’économie a été cause et conséquence de sa mainmise sur la société. »

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trouver des limites, sortir de la démesure propre à notre monde, respecter les contraintes naturelles. Les défenseurs du RIE font référence au contrôle de l’État sur les individus pour l’allouer, mais ils oublient d’évoquer le « contrôle » de la société, car elle n’est pas un agrégat d’individus, mais d’abord du collectif, même si ce n’est pas la société qui alloue ce revenu d’existence, mais l’État.

Si la société reste inchangée, c’est-à-dire capitaliste, ce revenu n’intègre absolument pas les exclus, puisqu’ils ne sont pas seulement exclus du tra- vail, mais du monde dans lequel s’insère ce travail qui restera dominé par les entrepreneurs et leur idéologie : « c’est la société, au contraire, qui les marginalise, les exclut, les condamne à l’inactivité; et c’est l’État qui, par un acte administratif, leur alloue de quoi subsister tant bien que mal, sans pour autant les insérer ou les réinsérer (sauf de façon temporaire et margi- nale, précisément) dans le tissu des échanges et des rapports sociaux. »48 Et on revient à ce que l’on avait déjà écrit, le RIE serait un moyen d’asser- vissement bien plus puissant des pauvres.

Rappelons aussi que l’enjeu de la décroissance n’est pas de construire le paradis sur terre, mais de créer une situation permettant la survie de l’hu- manité, de l’humain dans l’humanité et, le plus paradoxal (?), en revalori- sant l’action politique à la place du travail. Comme l’a rappelé Hannah Arendt : « rien ne nous a été promis, ni Âge messianique, ni société sans classes, ni paradis après la mort. »49 Dans l’axe du temps de la décrois- sance, l’enjeu c’est d’éviter ou de repousser les catastrophes environne- mentales qui pourraient mettre en péril la survie de l’humanité. On ne pose plus l’avenir radieux comme l’objectif à atteindre, on veut éviter la catas- trophe. Or, le RIE renferme encore cette illusion d’avenir radieux et de li- berté sans limite, sans aller jusqu’à affirmer que « comme la liberté sans li- mite se mue en tyrannie, la gratuité sans limite devient sa propre néga- tion »50, car le RIE est quand même financièrement limité. De plus, on fan- tasme un monde sans conflits, débarrassé du dissensus qui fonde la démo- cratie et la liberté, au profit d’un univers de « consensus »51, ou plutôt de

48 André Gorz, Métamorphoses du travail, op. cit., p. 164.
49 Dans
Les origines du totalitarisme, Quarto Gallimard, 2002.
50 Vincent Cheynet,
Décroissance ou décadence, Le Pas de côté, 2016, p. 150. 51 Idem, p. 151.

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coexistence harmonieuse entre deux mondes, celui des inclus et celui des exclus.

Si cette proposition ne peut pas changer le système à elle seule, ne de- vient-elle pas un outil de libéralisation de l’économie ? Autrement dit, si l’on met uniquement en place ce revenu, il risque non seulement de ne pas remettre en cause le système mais encore de le réformer, ce que l’on a vu avec la mise en œuvre des 35 heures (voir plus bas), le système s’est adap- té. Et aujourd’hui, même s’il est repris par quelques décroissants, il a beau- coup plus de soutiens en tant que revenu de base qu’en tant que moyen pour remettre en cause le système. Le risque de récupération est donc bien réel.

2- Le revenu de base est-il une réforme du système libéral et le destin du

RIE ?

N’oublions pas que le revenu de base est repris par les libéraux comme un outil de libéralisation de l'économie. Nous devons cette version libérale à Milton Friedman qui, en 1962, suggérait l'instauration aux États-Unis d'un système d'impôt négatif sur le revenu, associé à la suppression du sa- laire minimum et de tous les dispositifs de protection sociale. Devant être fixé à un montant très faible afin, insistait Friedman52, de ne pas fausser ni entraver le « bon » fonctionnement du marché, cet impôt négatif devait permettre la disparition du chômage involontaire en rentabilisant certains emplois dont le niveau de rémunération, au « salaire d'équilibre », serait trop faible pour répondre aux exigences du salaire minimum. Il s'agit d'une subvention déguisée aux entreprises pour leur permettre d’embaucher à vil prix pour des boulots inintéressants.

Mais ce revenu peut-il, au moins, contribuer à partager le travail s'il s’accompagne d’une loi de réduction du temps de travail ? Rappelons qu’« entre 1997 et 2000, les entreprises passées aux "35 heures" ont connu une hausse de 6,7 % de leur productivité horaire pour une baisse de temps

52 Dans Capitalisme et liberté, 1960, où Milton Friedman « expose son programme de combat contre la pauvreté qui, tout en fonctionnant par l’entremise du marché, ne devrait ni fausser celui-ci ni entraver son fonctionnement », Le Monde du 30.10.2016, déjà cité.

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de travail d'environ 10 % ». 53 Ce qui veut dire qu’elles se sont organisées pour augmenter la productivité plutôt que d’embaucher. Mais même si le RIE permettait d’embaucher, il resterait une forme de subvention déguisée.

Que ce soit sous forme de revenu de base ou de RIE, il existe bien un risque de contribuer à la création d’une autre STRUCTURE qui ne serait pas celle désirée par la décroissance, c’est-à-dire une société à deux vi- tesses, les inclus avec travail et plus hauts revenus, et les exclus avec reve- nu inconditionnel et petits boulots très peu rémunérés. Ou alors une société avec un important secteur collectivisé, et des individus ayant des emplois mieux payés que d’autres (RMA oblige), ceux ayant le RIE sous forme de revenu et/ou de gratuité, et ceux disposant d'un revenu monétaire et plus mobiles.

Le seul aspect « positif » – et finalement peut-être plus pour l’État que pour les individus – serait la suppression de tout contrôle sur les activités des gens pour allouer le RIE, permettant de faire des économies de gestion du système, en le rendant plus simple à administrer, avec la contribution des individus. La contrepartie pourrait être la création non seulement de deux types d’individus par rapport au travail, les inclus et les exclus, mais aussi de zones de relégation.

VI – Le Revenu inconditionnel d’existence est-il un facteur d’éman- cipation ? La culture du narcissisme en question.

1- La nouvelle forme prise par la liberté

La question de l’émancipation est liée à celle de l’oppression. Il est per- tinent de rappeler, comme le fait Aurélien Berlan, que l’oppression n’a pas toujours eu la même définition à travers les âges. Nous sommes passés d’une forme personnelle de domination à une forme plus impersonnelle et bureaucratique :

53 Crepon Bruno, Leclair Marie et Roux Sébastien, « RTT, productivité et emploi : nouvelles estimations sur données d'entreprises », Économie et statistique, n° 376-377, 2004, p. 55-89.

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« Je pars de l’idée que les formes modernes de domination ont pour caractéristique d’être "impersonnelles" ou "systémiques", par opposition aux formes traditionnelles de domination, qui lient des individus à titre personnel. C’est une idée relativement classique que l’on retrouve chez Marx, dans ses réflexions sur le fétichisme de la marchandise (qui fait que les rapports sociaux prennent la forme de rapports entre choses) et sur l’aliénation (au sens où les humains sont dominés par les forces impersonnelles qui résultent de la coagulation de leur activité). On la trouve aussi chez Max Weber, pour qui la forme typiquement moderne de domination, la domination bureaucratique, est définie comme impersonnelle au sens où elle s’exerce "sans considération de la personne". Elle traverse ensuite toutes les analyses de la réifïcation, de Lukacs à Marcuse en passant par Adorno. »54

Ces deux formes de domination ont généré deux définitions de la liberté. Une où l’on est délivré des limites, alors que la nôtre consisterait davantage à reprendre conscience de celles-ci – c’est justement celle de ne pas faire, celle d’être autonome.

« Il en résulte deux visions différentes de la liberté : dans le premier cas, elle consiste pour l’individu à être délivré des limites et nécessités imposées par la nature et les formes de vie communautaire ; en ce sens, tout ce qui permet de dépasser ou repousser ces contraintes favorise la liberté comme absence de limites, comme délivrance. Dans le second cas, la liberté suppose au contraire de reprendre en main sa vie et ses activités plutôt que s’en décharger au profit d’institutions ou de médiations qui nous dépassent et finissent par nous imposer leurs exigences – et ici, il s’agit de les prendre en main afin de pouvoir en déterminer le contenu et les limites : c’est la liberté comme autonomie, comme autodétermination. Dans un cas, c’est être délivré d’une charge, déchargé d’une nécessité ; dans l’autre, c’est au contraire reprendre quelque chose en main ou en charge, se charger soi-même de la chose en question – et l’on sait que le concept de charge, de la République romaine jusqu’aux communautés

54 Aurélien Berlan, « Autonomie et délivrance. Repenser l’émancipation à l’ère des dominations impersonnelles », 20 février 2014, https://sniadecki.wordpress.com/2015/05/24/ berlan-autonomie/.

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zapatistes actuelles, est au cœur du projet d’autonomie et d’auto- gestion55. »

Le RIE permettrait-il à l’individu d’être plus autonome, c’est-à-dire de « pouvoir reprendre en charge », se charger soi-même de la gestion de la décroissance par exemple ? Ou bien de supprimer les relations de pouvoir entre hommes et femmes par exemple ? Ou bien de se passer d’institutions étatiques ? Bien entendu, la réponse est négative, le RIE ne permet pas de se prendre en charge par rapport à des institutions et notamment à celle qui va payer le RIE. Il permet plutôt de donner cette impression de liberté comme absence de limites, comme délivrance par rapport aux contraintes imposées par la nature et les formes de vie communautaire.

Dans son livre La culture du narcissisme, Christopher Lasch cite une ju- risprudence ayant autorisé à des parents Amish à ne pas envoyer leur en- fant dans une école publique. Le juge plaida en faveur de l’intervention de l’État, ce qui fait dire à Lasch : « Le sentimentalisme de l’argument se ma- nifeste particulièrement dans le fait qu’il présume que l’État sera capable d’épargner à l’enfant (...) le désarroi et la culpabilité qu’une telle rupture entraîne nécessairement ; or, vivre pleinement ces sentiments est ce qui donne à ce genre d’épreuves sa valeur éducative et psychologique. Fidèle à la conception paternaliste, Douglas (le juge) voudrait aplanir les obs- tacles qui se dressent devant l’enfant, oubliant ainsi qu’on ne progresse, précisément qu’en surmontant de tels obstacles. »56

Cette critique est reformulée d’une autre façon par Jean-Claude Michéa lorsqu’il analyse Mai 68 comme la grande révolution culturelle libérale-li- bertaire « qui eut pour effet de délégitimer d’un seul coup et en bloc, les multiples figures de la socialité précapitaliste. »57 Elles étaient de nature et d’origine extrêmement différentes, certaines totalement inacceptables comme l’homophobie ou l’opprobre jeté sur les mères célibataires, mais d’autres non. « En décrétant partout leur égal archaïsme, on se donna donc les armes intellectuelles nécessaires pour exiger sur le champ leur égale disparition. »

55 Ibidem.
56 Christopher Lasch,
La culture du narcissisme, Champs essais, 2006, p. 279.
57 Jean-Claude Michéa,
L’enseignement de l’ignorance, Climats, 1999, p. 39 et suivante.

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2- L’émancipation dans la sphère de la reproduction ?

Mais au-delà de la question de la liberté et de la façon de l’acquérir, rap- pelons que la valorisation des activités en dehors du travail renvoie pour une part importante à la vie dans la sphère de reproduction. Or, le foyer est aussi le lieu où s’exerce encore une inégalité entre les hommes et les femmes, comme dans le milieu de l’entreprise où les femmes ne sont arri- vées que très récemment, après la première guerre mondiale, d’abord timi- dement, puis de façon plus importante dans les années 1960 et 1970. Or, il pourrait y avoir un impact négatif sur l'émancipation des femmes : la qualité et la quantité des activités effectuées le long de la journée ne sont pas les mêmes selon qu’on est un homme ou une femme. Le nombre total d’heures consacrées au travail de reproduction sociale (travaux ménagers et soins) est assuré majoritairement par les femmes et dépasse les heures de travail rétribuées. Le RIE ne remettrait pas en cause cette inégalité, car elle n'est pas la conséquence d'un manque de temps, et d’ailleurs, le chômage n’a pas entraîné une plus grande participation des hommes au travail repro- ductif. Il est certain que l’augmentation de la participation des femmes à l’activité économique a pu constituer un facteur d’émancipation, et inver- sement c’est peut-être à cause d’une évolution des mentalités que les femmes ont pu entrer en plus grand nombre dans le monde du travail. Mal- gré la persistance d’inégalités flagrantes, malgré l’aliénation du travail sa- larié, c’est en passant du secteur de la reproduction au secteur de la production que le peu d’émancipation a pu se faire, pas dans le sens inverse.

3- Travailler moins, pour travailler tous

Il n’a pas échappé à Baptiste Mylondo que « passé un certain seuil de revenu, toute augmentation du niveau de vie ne se traduit plus par une augmentation du bien-être »58. Certes, mais on aura quand même besoin d’assurer la production de ce minimum de niveau de vie qui permet l’opti- mum du bien-être avec peu, et qui reste à définir.

58 Easterlin Richard A., « Does economic growth improve the human lot ? », dans David Paul A. et Reder Melvin W. (dir.), Nations and households in economic growth : essays in honor of Moses Abramovitz, Stanford University Press, 1972.

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Au sujet du travail, nous renvoyons le lecteur aux textes écrits par An- dré Gorz. Même s’il imagine possible de travailler moins grâce à l’aug- mentation de la productivité (ce qui est contraire à la décroissance qui questionne le déferlement technique, soit dit en passant), même s’il a écrit qu’il faut se libérer de l’idéologie du travail, Gorz n’a jamais prétendu qu’il ne fallait plus travailler et ne se consacrer qu’au travail pour soi. En fait, il contestait la primauté donnée au travail à but économique dans notre société. Ce travail est d’abord une idéologie dont il faut se libérer.

« Le droit des personnes à gouverner souverainement leur vie et leur mode de coopération avec les autres est un tout. Il ne peut être conquis sur le terrain du travail et des rapports de travail au détriment des luttes me- nées sur d’autres terrains, pas plus qu’il ne peut être conquis sur ces autres terrains au détriment des luttes du travail »59.

Pour André Gorz, l’enjeu est de réduire le travail au rang de moyen. Quant au loisir, il ne sera plus seulement un repos ou une compensation, mais « temps essentiel et raison de vivre »60.

Hannah Arendt aborde différemment la problématique de l’automatisa- tion ; s’il s’agit bien de remettre en cause le travail abstrait, il n’est pas question de supprimer le travail : « ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. »61 De même elle constate que le déferlement de la technique ne peut que conduire à une domestication accrue du monde, de la nature et in fine, avec la disparition du sauvage, à la transformation de l’homme en animal do- mestique : « il ne s’agit pas tellement de savoir si nous sommes les es- claves ou les maîtres de nos machines, mais si les machines servent encore le monde et ses objets ou si au contraire avec le mouvement automatique de leurs processus elles n’ont pas commencé à dominer, voire à détruire le monde et ses objets. »62 Tel est l’enjeu du déferlement technique et de l’au- tomatisation, le danger n’est pas de supprimer seulement le travail, mais aussi l’homme libre.

59 Métamorphoses du travail..., op. cit.
60 Idem, p. 223.
61 Hannah Arendt,
Condition de l’homme moderne, Pocket, 2013, Prologue, p. 38. 62 Idem, p. 204.

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En conclusion, la question que l’on doit se poser est la suivante : vers quelle société voulons-nous aller, autrement dit quel est le projet de la décroissance ? S’agit-il de mettre en œuvre une société libertaire sans sa- lariat, sans argent et sans échanges mais avec partage, ou bien un autre type de société ? S’il s’agit d’une société libertaire, alors comme déjà expliqué plus haut, pas besoin de RIE puisque de toutes les façons il n’y aura plus d’argent pour le payer, tout sera partagé. Même si, logiquement, remettre en cause le capitalisme ne peut signifier autre chose que supprimer le sala- riat63, on en est tellement loin dans l’imaginaire commun, le rapport de forces est si défavorable, la servitude volontaire si généralisée, qu’il est compréhensible que les quelques individus campant encore sur ces posi- tions anticapitalistes se demandent s’il n’existe pas une autre alternative, un « trou de souris », minuscule passage pour donner de l’espoir. L’intérêt du RIE apparaît ainsi comme un moyen à court terme pour soulager la mi- sère, ou pour mobiliser contre les inégalités s’il est accompagné du RMA, même si le RIE contient les germes d’une société très différente de celle souhaitée par ses thuriféraires.

A priori, le projet de la décroissance, c’est la relocalisation, mais encore reste-t-il à la définir au niveau politique. Et en tout cas, dans le cadre de la société actuelle, avec les risques évoqués ci-dessus, il serait plus perti- nent de se battre dans un premier temps pour un Revenu d’Existence décent mais uniquement à partir de 18 ans (remise en cause de la poli- tique nataliste) et jusqu’à ce que la personne trouve un emploi stable. De toutes les façons, la décroissance étant un projet à âme culturelle, un simple RIE, même accompagné d’un RMA, ne peut remettre en cause le travail abstrait, qui est le fondement de notre culture industrielle et capita- liste ; c’est plutôt la lutte contre le travail abstrait et ses produits comme le nucléaire, les pesticides, le tout voiture, etc. qui devrait permettre de chan- ger la société, plus que la remise en cause des écarts de richesse avec l’in- troduction d’un RMA, un financement par un impôt progressif, ou bien le paiement en monnaie publique, locale ou accompagnée de gratuité d’un RIE.

63 À l’inverse, Bernard Friot pense que sa généralisation contribuerait à supprimer le capitalisme.

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Une autre mesure qui devrait accompagner ce revenu d’existence à par- tir de 18 ans serait une réduction « féroce » du temps de travail afin que tous et toutes puissent travailler, sinon nous retomberons dans les erre- ments déjà cités précédemment.

L’autre objectif de la réduction du temps de travail serait la revalorisa- tion de la vie politique comme source de la reconnaissance sociale à la place du travail abstrait. Il ne peut être question de simplement travailler moins et de se contenter d’une liberté abstraite durant ses loisirs, une troi- sième sphère devrait se généraliser, c’est celle de la politique. La baisse du temps de travail ne pourra se faire sans l’augmentation du temps consacré à la politique (comme gestion de la Cité), condition sine qua non de la re- mise en cause de la centralité du travail, plus qu’un RIE/RIS/DIA.

Une conclusion pleine de contradictions, c’est à cela que nous invite le RIE...

VII – Le salaire à vie ou salaire social :
une revendication « intégralement anticapitaliste » ?

1- De quoi s’agit-il ?

L’idée du salaire à vie et de tout ce qui l’accompagne a été élaborée la première fois par Bernard Friot, auteur de quelques ouvrages sur le sujet, dont L’enjeu des retraites en 201064, L’enjeu du salaire et Puissances du salariat65 en 2012, puis Émanciper le travail, entretiens avec Patrick Zech66. Dans L’enjeu du salaire, il évoque un débat « ouvert en 2007, du fait de l’approfondissement spectaculaire de la crise du capitalisme »67. Cette idée de salaire à vie, avec toutes ses conséquences théoriques, semble donc dater de 2007.

L'analyse de Bernard Friot est marxiste hétérodoxe. Il adhère à l’analyse marxiste du travail abstrait, dont la finalité n’est autre que de faire de l’ar- gent. Il constate que dans le cadre capitaliste, l’emploi est devenu la défini-

64 Éditions La Dispute, 2010.
65 Les deux titres chez La Dispute, 2012. 66 La Dispute, 2014.
67
L’enjeu du salaire, op. cit., p. 9.

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tion du travail. Mais s’il reprend bien l’analyse de la valeur de Marx, il s’en détourne lorsqu’il affirme que le « salaire tel qu’il s’est construit au XXe siècle est révolutionnaire ». Il est vrai que c’est à cause de la « qualifi- cation personnelle » et de la cotisation finançant le salaire socialisé, deux choses qui n’existaient pas à l’époque de Marx. Pour Bernard Friot, « le revenu est le contraire du salaire, car il ignore tant la qualification que la cotisation, tout en réduisant la ressource à un pouvoir d’achat »68. Dans les propositions de Friot, la généralisation de la cotisation et de la qualification sont des piliers centraux. Mais qu’est-ce que la qualification ?

La qualification est la base à partir de laquelle un individu – majeur – est reconnu comme travailleur. C’est la reconnaissance de la capacité de produire de la valeur économique à un certain niveau, ce qui donne droit à un salaire correspondant. La qualification se rattache à une personne, comme dans la fonction publique, et pas à un poste comme c’est le cas dans les entreprises privées. La qualification universelle, qui est le résultat de la généralisation de la cotisation à tout le PIB, permet de recevoir un sa- laire à vie, à la majorité. Elle permet aussi de participer aux instances de définition de la valeur économique. Pour Bernard Friot, la valeur écono- mique renvoie au pouvoir. Grâce au salaire à vie, les travailleurs vont pou- voir décider de la valeur économique, c’est-à-dire de ce qui va être produit, par qui et comment.

2- Comment serait-il financé ?

De façon plus détaillée, et en nous appuyant sur le graphique ci-dessous, adapté d'un tract du réseau salariat illustrant un texte de Xavier Morin69 pour expliquer le salaire à vie, en voici les grandes lignes. À gauche la si- tuation actuelle, à droite la proposition dite « révolutionnaire ». Il part de la structure du PIB actuel et place à côté celui qu’il veut mettre en place, qu’il qualifie d’« intégralement anticapitaliste ». L’objectif est clairement d’aboutir « au dialogue social, c’est-à-dire en 2020, 2050 ou 2080, quand le "salaire à vie" sera réalisé ».

68 Idem, p. 194. Par conséquent, le revenu d’existence est aussi le contraire du salaire, et il ignore la qualification et la cotisation.

69 Xavier Morin, « Le salaire à vie, comment le présenter ? », 27 juin 2016, sur www.reseau-salariat.info

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Dans le passage du graphique de gauche vers celui de droite, les cotisa- tions sont généralisées. Friot part du constat qu’elles existent déjà dans le monde actuel, et que l’enjeu consiste juste à les étendre (ce qui donne force à son projet, c’est qu’on part de ce qui existe déjà) et à marginaliser les impôts, qui ne serviront plus qu’à financer les « besoins de fonctionnement hors salaires des services publics »70. Les cotisations correspondront à 60 % du PIB, les investissements pourront s’élever à 30 % du PIB – contre 20 % du PIB aujourd’hui, « l’autre part des profits s’évaporant en divi- dendes, pour finir au Panama. 15 % resteront en interne, dans chaque en- treprise, et seront affectés selon la volonté des salariés. Les autres 15 % seront cotisés, pour affluer dans des caisses d’investissement, et financer les subventions ».

En ce qui concerne les 10 % du PIB restants, ils seraient affectés à des caisses de gratuité pour « financer les besoins en eau, électricité, trans- port, communication, sans oublier le logement, énorme dossier à lui seul. Tous ces besoins seraient gratuits, dans le monde du "salaire à vie". Sa- chant que le seuil de ce salaire serait fixé à 1 500 euros, le niveau de vie le plus bas serait très confortable. »

Schéma % PIB d'après Réseau Salariat

70 L’enjeu du salaire, op. cit., p. 154 et 155. 44

Un premier constat : cette proposition s’accompagne d’une remise en cause de la propriété privée des moyens de production, ou de la propriété telle qu’elle existe aujourd’hui dans le cadre de la société anonyme. Pour Friot, il existe deux propriétés, la propriété d’usage qui est « la jouissance d’un patrimoine que l’on consomme soi-même »71, et la propriété lucrative qui permet de tirer un revenu du travail d’autrui, pas de celui du propriétaire. Le projet, cependant, n’est pas de soutenir la propriété étatique, mais plutôt l’appropriation via des SCOP, des coopératives. Autrement dit, les entre-

71 Ibidem, p. 33.

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prises seraient la propriété de ceux qui y travaillent, elles seraient autogé- rées par ceux-ci.72

À la différence des revenus de base, ou RIE, le salaire à vie s’attaque aussi au secteur de la production, il ne le délaisse pas comme le font les défenseurs du RIE, qui finalement enferment les récipiendaires dans le sec- teur de la reproduction, en ne faisant pas de propositions autres que le blocage des revenus à un certain niveau (RMA).

VIII – Les points clefs du scénario : le principe de la cotisation est-il « révolutionnaire » et anticapitaliste ?

1- La cotisation sociale c’est « révolutionnaire » !

Pour Xavier Morin à la suite de Bernard Friot, la révolution a com- mencé en 1945 avec la mise en œuvre du principe de la cotisation, qu’il caractérise comme « totalement anticapitaliste ». Il est devenu un élément constitutif du PIB. Ceux qui ne travaillent pas, comme les retraités, les chômeurs et les parents, sont « devenus des salariés, pour la bonne raison qu’ils produisent de la valeur ». Leurs émoluments ne sont pas des allocations, mais des salaires. Pourtant, bien qu’incluses dans le PIB, les cotisations ne sont pas reconnues comme sanctionnant un travail. Pour lui, il faut s’opposer à la vision du patronat qui ne reconnaît comme travail que certaines activités et ignore le fait de laver la vaisselle, jardiner, etc.

« De son point de vue, seules les activités que nous effectuons sous sa domination relèvent de cette notion, quand bien même elles peuvent être inutiles ou nuisibles. Ce sont les "emplois", où nous obéissons aux "em- ployeurs", pour leur seul profit. Tout le reste ne vaut rien. Les chômeurs dorment toute la journée. Les fonctionnaires dépensent tout notre argent. Voilà quel est le dogme que nous avons assimilé. »

Par ailleurs, le « salaire à vie » existe déjà, « sous des formes plus ou moins abouties », il s’agit du salaire versé aux fonctionnaires, car d’après le statut général de la fonction publique défini par la loi du 19 octobre 1946, les fonctionnaires ne peuvent pas être licenciés, il en est de même des retraités, et aussi des bénéficiaires des allocations chômage. Morin op- pose ces statuts à celui des employés du privé qui peuvent être licenciés et

72 Ibidem, p. 17. 46

dont seul le poste est payé, pas leur personne. La conclusion est sans appel, il faut généraliser (et non point supprimer le salariat) un salaire à vie dès 18 ans, qui ne serait finalement qu’une extension de la citoyenneté. Il serait financé par la cotisation, laquelle s’élèverait à 60 % du PIB (voir le gra- phique ci-dessus). Il y aurait toujours une échelle de salaire « de 1 à 4 », mais c’est encore à discuter, et bien entendu on veillerait à une stricte éga- lité homme-femme.

2- Impôt versus cotisation ?

Si on se souvient bien, la proposition de financement du RIE telle que proposée par Baptiste Mylondo revenait à augmenter la part des dépenses sociales à 42 % du PIB – au moins –, mais sans toucher au système en place, et en s’appuyant sur l’impôt. Inversement, Bernard Friot s’appuie sur les cotisations et marginalise les impôts.

Comme déjà souligné dans la proposition de Friot, il est question de modifier la propriété d’« usage » (des moyens de production) et surtout de généraliser à tout le PIB le système de cotisation pour le paiement des sa- laires et la distribution des investissements. Il part du constat que la pro- priété « lucrative » donne des droits exorbitants aux entrepreneurs, et no- tamment des « droits à valeur sur la monnaie en circulation le jour où ils (ces droits) seront liquidés »73, alors que c’est le travail courant qui rend possible cette création de monnaie préalable à la liquidation des titres.

Notons quand même que Bernard Friot nous dit que la « révolution a commencé en 1945 », avec la mise en œuvre du principe des cotisa- tions sociales, alors que ce qu’il présente ne constitue rien de moins qu'une révolution sociale débouchant sur une remise en cause de la propriété privée des moyens de production telle qu’elle existe aujour- d’hui et l'autogestion généralisée. Alors que la plupart des projets de revenu garanti se posent comme une mesure possible dans cette socié- té-là, Friot se place dans l'après-révolution. Mais le plus étrange, c’est que cette révolution se fait pour ce salaire à vie, alors que traditionnel- lement elle se faisait pour la liberté, la justice sociale et l'émancipation par le travail...

73 L'enjeu des retraites, op. cit., p. 101.

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En résumé

1. Un salaire à vie n’est pas inconditionnel car il est versé sous condi- tion de majorité. Il faut avoir 18 ans.

2. Le salaire à vie n’est pas égal pour tous, car il est fonction d’une échelle de qualification qui compte quatre niveaux. Le passage d’un niveau à un autre se faisant par une sorte de validation de compétences, examen comme dans la fonction publique. Il y a bien une différence entre les hu- mains, et cette différence est exprimée par leurs niveaux de qualification.

3. Le salaire à vie est cumulable puisque les niveaux de qualification s’empilent.

4. Le salaire à vie sous-entend une révolution puisqu’il remet en cause la propriété lucrative et tout ce qui en découle.

IX – Quelques objections

En ce qui concerne les tâches pénibles que « plus personne ne voudrait accomplir » dans ces conditions, Friot oppose trois arguments :

1. la mécanisation de ces tâches, quand cela est possible ;

2. le service citoyen, effectué à tour de rôle ; (indépendamment de la qualification personnelle ?)

3. la valorisation de ces tâches par un salaire plus élevé, comme recon- naissance collective de leur valeur d’usage.

On objecte aussi que les êtres humains seraient « naturellement » pares- seux et refuseraient de travailler. À cela, il oppose l’organisation générale du système qui évolue vers une cogestion des caisses d’investissement et la copropriété d’usage des moyens de production. Dans ce monde autogéré peut-on imaginer que les gens se nuiraient en refusant de travailler ? Ce sera bien plutôt le contraire, les investissements étant des subventions et pas des prêts aux banques privées. « Chacun pourra se lancer dans une ac- tivité de son choix, soit dans une entreprise en activité, soit en créant la sienne, en obtenant une subvention. »

Contre la structure verticale actuelle, il oppose une structure horizontale de la société. « Une telle structure, réellement démocratique, devrait favo-

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riser le désir de participer, de s’investir dans une activité, ne serait-ce que par effet de miroir, dans le regard des autres ».

X – Analyse

1- Le salaire à vie est d’abord une revendication politique mais quel est

son contenu culturel ?

Le point de départ de la thèse de Friot tient dans l’affirmation que le sa- laire à vie est l’équivalent du suffrage universel en d’autres temps. Autre- ment dit, le salaire à vie n’est pas d’abord un revenu, mais surtout un droit politique. Cette thèse est tout à fait séduisante, elle remet en cause la supé- riorité donnée à l’entreprise et à ses priorités dans notre société par l’idéo- logie libérale, en tapant sur ce qui fait mal : l’absence de démocratie dans l’entreprise, la dictature de l’entrepreneur et, de démission en démission, le système techno-totalitaire qui est progressivement mis en place. Mais jus- tement, face à un système technicien de plus en plus totalitaire, le « nomi- nalisme » est-il la réponse la plus pertinente ? Est-ce que l’élargissement de la démocratie à l’entreprise va permettre d’y mettre de la « substance », et en particulier de lancer une réflexion sur les produits, sur la technique, sur la démesure propre à ce système ? Il nous semble bien au contraire qu’il serait plus pertinent d’insister sur la substance, sur ce que l’on doit re- jeter : les marchandises mortifères, le travail abstrait, la démesure, l’idée qu’une croissance infinie sur une Terre limitée soit possible.

Par conséquent, si le salaire à vie est « révolutionnaire » au sens poli- tique du terme, on ne nous dit rien quant à la culture productiviste et tech- noscientifique qui nous domine.

2- Le principe de la cotisation est-il révolutionnaire ou bien un simple coût pour le système capitaliste ?

Lorsque Friot constate que le principe de la cotisation est devenu un élément constitutif du PIB après 1945, permettant d’« inclure » ceux qui ne travaillent pas comme les retraités, les chômeurs et les parents dans la création (?) (ou la consommation ?) de la valeur, il ne faut pas oublier qu’en même temps que le principe de la cotisation se sont développées les destructions (des sociétés, de la nature) orchestrées par la croissance du

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PIB (« Les Trente glorieuses »)74. Les cotisations étaient aussi incluses comme éléments constitutifs du PIB. Les maux orchestrés par le développement, autre nom donné à « l’accumulation du capital », sont aussi à mettre au compte de la croissance du PIB. Finalement, la mise en œuvre du principe de la cotisation correspond à l’avènement d’un autre capitalisme où la vie quotidienne est totalement dominée par la marchandise, au point que le simple fait de consommer pour les retraités, mais aussi les loisirs, contribuent à la reproduction de la valeur. Ce qui est en jeu n’est pas la simple mise en œuvre du PIB comme calculateur de référence, c’est celle d’une culture qui repose de plus en plus sur le crédit, la dépense publique, la consommation et l’accumulation.

Friot considère que les retraités et les fonctionnaires créent de la valeur, ce qui est faux : la valeur se crée par le travail vivant, mais à condition que la marchandise débouche sur l’échange, et les fonctionnaires ne font que participer à la reproduction du système capitaliste, ils sont un coût néces- saire pour lui, pas un centre de production de valeur ; il en est ainsi de la cotisation, elle est un simple coût qu’il fut nécessaire de rajouter au coût salarial dans le contexte réformiste de l’après deuxième guerre mondiale. Sa généralisation seule serait certainement insupportable pour le capita- lisme libéral, par contre on peut imaginer un capitalisme d’État qui pourrait très bien l’accepter. Dans ce sens, elle est à la fois un coût nécessaire pour le capitalisme et une « réforme nécessaire » pour éviter l’effondrement de celui-ci. Mais le danger c’est qu’elle ne génère qu’un capitalisme d’État.

3- Et la décroissance dans tout ça ?

Quand on lui fait remarquer que la France vit au-dessus de son empreinte écologique légitime et qu’il faudrait décroître, Bernard Friot confond décroissance de l'empreinte écologique avec décroissance tout court, ce qui est très courant, puis il nous répond par ce qui ressemble fort à un vœu pieux : « Je ne crois pas que des titulaires du "salaire à vie", copropriétaires des moyens de production, et par là même codécideurs de cette production, choisiraient de se lancer dans des activités polluantes.

74 Voir en particulier le livre Une autre histoire des « Trente Glorieuses », sous la direction de Céline Pessis, Sezin Topçu, Christophe Bonneuil, La découverte, 2013.

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N’ayant aucun intérêt, en termes de salaire, à produire des choses nui- sibles, ils ne le feraient pas. »

Bernard Friot peut être pourtant beaucoup plus précis et critique, puis- qu’il évoque l’essence du capitalisme qui consiste en « une mise au travail selon la mesure de la production par le temps de travail, ce que l’on dé- signe sous le terme de valeur travail. »75 Un système où « le doute s’est installé à propos de produits dont le caractère toujours plus marchand al- tère la qualité ou la finalité. » Reconnaissons toutefois qu’il imagine pos- sible l’instauration d’un organe de contrôle, issu des caisses d’investisse- ment ou totalement indépendant, ce qui est mieux que des vœux pieux. Il nous rappelle fort justement que le droit du travail est un outil sanctionnant la soumission que nous impose le Capital et qu’il n’existera plus, puisque ce seront les employés qui décideront eux-mêmes de la réduction du temps de travail.

Ainsi, nous ne devons plus nous battre pour l’emploi, car notre but doit être de l’abolir.

4- La fin du marché du travail ?

Suite à une généralisation du fonctionnariat, de la cotisation et de la qualification, « il n’y aurait plus de marché du travail », et chacun serait payé au minimum 1 500 euros. Cela nous incite, avec le site Pensée radi- cale (voir annexe 2), à nous demander comment ces cotisations univer- selles – même versées aux non-travailleurs – seront financées dans une si- tuation de crise structurelle du capitalisme français et du capitalisme mon- dial. Il est bon de rappeler qu’en cas de crise structurelle, comme depuis 40 ans, le taux de cotisation ne peut augmenter qu’au détriment de la surva- leur76, puisqu’il augmente relativement le salaire, et donc fait baisser la sur-

75 L'enjeu des retraites, op. cit., p. 97.
76 La valeur est produite par le travail vivant, la survaleur «
ne repose pas sur une

addition de valeurs marchandes individuelles, mais sur une quantité de substance sociale totale, qui est insaisissable dans les termes de l’économie d’entreprise et dont la quantité se voit seulement au niveau de la circulation à travers la concurrence ». D’après Robert Kurz, Vies et mort du capitalisme, Lignes, 2011, p. 96.
Autrement dit, «
la valeur de la force de travail en tant que marchandise (la quantité nécessaire à sa reproduction) est moindre que la valeur que produit le travail en action. La différence entre les deux constitue la "sur"-valeur que les capitalistes
s’approprient
. » Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, Mille et une

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valeur, nécessaire aux investissements pour rester compétitifs et aux divi- dendes pour assurer un approvisionnement régulier en capital financier né- cessaire aux investissements et aux frais courants. la Sécurité sociale comme la fonction publique et le système de retraite ne « marchent » donc qu’en raison d’une survaleur continuée, et au sein du système mis en place par les recommandations de Bernard Friot, cela n’a aucune chance d’arri- ver puisque son modèle implique une hausse des salaires et une baisse de productivité-compétitivité, donc une chute brutale des exportations, un ren- chérissement des importations, une survaleur extrêmement faible voire in- existante – puisqu’il sera difficile de vendre des marchandises non-ren- tables.

5- À propos du PIB, un rappel s’impose

Le PIB, comme le rappelle le texte de l’annexe 2 ci-dessous, n’est pas une « mesure en argent de la valeur économique » car cette dernière n’est pas mesurable concrètement, étant donné que l’argent est en grande partie une anticipation de survaleur future, aujourd’hui encore plus qu’à l’époque de Karl Marx, puisque l’émission de monnaie se fait sous forme de crédit. Néanmoins, il est considéré ainsi dans les comptabilités natio- nales.

Le PIB est égal à la somme des « valeurs ajoutées », de la TVA et des droits de douane.

Il se décompose en deux grandes catégories : les produits marchands (tous les biens de production et services marchands) et les produits non marchands (enseignement public, santé, police, justice, sécurité du pays...).

Les produits non marchands sont évalués au coût des facteurs.

Pour ce qui concerne les produits marchands, la valeur ajoutée mesure la production effective d’une entreprise calculée comme étant la somme de toutes les valeurs des biens produits après déduction des valeurs de tous les biens consommés dans le processus productif.

La valeur ajoutée comprend donc les éléments suivants :

La masse salariale (y compris les COTISATIONS), l’ensemble des frais généraux (location matériel et immatériel), les amortissements pour

nuits, 2009, p. 84. 52

investissement, les impôts, les dividendes et redistributions salariales, les produits financiers et la marge nette de l’entreprise. Dans la masse salariale on trouve aussi les faramineux salaires des patrons des sociétés cotées en Bourse...

Le PIB inclut les intérêts et revenus divers de placement. Il ne tient pas compte des dégradations apportées au patrimoine naturel. Sont ainsi comp- tabilisées des activités dites « négatives » (par exemple des dépenses liées aux accidents domestiques, industriels ou routiers, ou nucléaires...). Sont également comptabilisés la publicité ou le marketing, et on peut se deman- der quel est l’intérêt de ces deux activités pour le bien-être de l’humanité.

On s’aperçoit que le PIB c’est plus que la somme de la masse salariale, des impôts et des cotisations, puisqu’il inclut aussi le crédit et le capital porteur d’intérêt, qui ne produisent pas de la valeur, mais sont intégrés dans le PIB, « et les véritables rapports de valeur s’en trouvent faussés »77. On est en droit de se demander si la simple extension de la masse salariale avec la cotisation sociale dans le PIB permettra de remettre en cause le ca- pitalisme, et notamment le productivisme et la destruction de la nature qu’il contient ?

Ce qui définit le capitalisme c’est la création de la valeur et le temps de travail moyen nécessaire à la fabrication d’un produit. Le procès de valori- sation consiste, par le biais de la concurrence, à donner un temps de travail moyen à la fabrication ou au traitement d’une marchandise afin de pouvoir le comparer sur le marché concurrentiel. L’objectif n’est pas de produire pour satisfaire un besoin, mais pour faire de l’argent. Ce qui fait qu’on ou- blie totalement la finalité du travail, qu’on dévalorise les produits et qu’on magnifie la technique comme moyen, d’où l’obsolescence programmée, les innovations continues pour réduire le coût du travail et multiplier les mar- chandises dans un cadre concurrentiel. Marchandises qu’il faut ensuite écouler grâce au crédit et à la publicité. C’est ainsi que fonctionne le capi- talisme, il est donc plus qu’un simple rapport de production opposant des propriétaires du capital à des offreurs de travail ; c’est d’abord une culture basée sur le quantitatif, l’abstraction, l’innovation sans limite, l’ignorance de la finalité du travail, l’indifférence à la question du produit (c’est-à-dire aux ressources en amont et aux déchets en aval), le principe de mort, la dé-

77 Vies et mort du capitalisme, op. cit., p. 87.

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mesure. Dans ce sens, le capitalisme qui est remis en cause par le salaire à vie et la copropriété des moyens de production, c’est un simple rapport ju- ridique autour de la propriété lucrative. Or ce qu’il faudrait remettre en cause, c’est une culture, c’est-à-dire un imaginaire, un paradigme, une fa- çon de produire et de consommer, une accoutumance à la société du spec- tacle. Peut-on vraiment parler de proposition « intégralement anticapita- liste » quand on ne questionne pas la culture bourgeoise ?

Conclusion

Que ce soit le RIE ou le salaire à vie, ces mesures ont l’intérêt d’être concrètes.

Le RIE est une réforme extrêmement intéressante, c’est indéniable. En supprimant tous les contrôles, en laissant les récipiendaires faire ce qui leur plaît de leurs journées, il donne un sentiment de liberté à ses bénéficiaires. Du côté de l’État, c’est un soulagement : il peut supprimer des emplois de contrôle, la surveillance budgétaire en est facilitée puisque le RIE est censé remplacer plusieurs prestations.

Et tout pourrait changer pour que rien ne change, et le capitalisme conti- nuer de supprimer des emplois, comme le rappelle Robert Kurtz78 : « Le capitalisme n’est rien d’autre que l’accumulation d’argent comme fin en soi, et la substance de cet argent réside dans l’utilisation toujours crois- sante de force de travail humaine. Mais, en même temps, la concurrence entraîne une augmentation de la productivité qui rend cette force de travail de plus en plus superflue. En dépit de toutes les crises, cette contradiction interne semblait toujours surmontée via la régénération de l’absorption massive de force de travail par de nouvelles industries. Le "miracle écono- mique" d’après 1945 a fait de cette capacité du capitalisme un credo. Or, depuis les années 1980, la troisième révolution industrielle a entraîné un nouveau niveau de rationalisation qui a lui-même entraîné une dévalorisa- tion de la force de travail dans des proportions encore jamais vues. La substance réelle de la valorisation du capital se dissout, sans que de nou- velles industries capables d’engendrer une véritable croissance aient vu le jour ». Autrement dit, depuis les années 1980, les nouvelles innovations n’ont pas généré autant de créations d’emplois que les précédentes, et il

78 Ibidem, p. 62. 54

n’existe plus de moyens techniques pour réduire le chômage – qui est de- venu structurel – dans le cadre de notre système. Et Kurz ajoute : « la phase néolibérale n’a été que la tentative, d’une part, de gérer de façon répressive la crise sociale découlant de cet état de fait et, d’autre part, de créer une croissance sans substance du capital fictif par l’expansion effré- née du crédit, de l’endettement et des bulles financières sur les marchés fi- nanciers et immobiliers. » Dans ces conditions, peut-on croire que cette « gestion répressive » pourra continuer encore longtemps ? Et le RIE ne correspond-il pas à une tentative de mise en œuvre d’une nouvelle façon de gérer la situation, de façon moins répressive ? C’est-à-dire finalement de la dernière « innovation technique » (= organisationnelle) permettant de ré- duire l’impact du chômage structurel sur la société ?

C’est aussi une occasion pour s’interroger sur le travail lui-même, la re- lation entre travail et emploi.

La philosophie moderne est dominée par une vision « essentialiste » du travail. Que ce soit chez Hegel ou Kant, le travail est considéré comme un acte médian entre la nature et l’homme, celui de transformer les matériaux bruts présents dans la nature en vue de la survie. C’est un élément propre au destin de l’homme. Or, cette vision est reprise par la bourgeoisie qui transforme le travail en un travail abstrait. Mais c’est toujours une vision essentialiste qui domine, avec un travail envisagé comme une « activité » propre à l'être humain « en général », comme une composante originelle de toute survie humaine « en général ». Or, dans les sociétés précapitalistes, le travail n’était pas considéré de façon aussi abstraite, mais toujours en lien avec son résultat. « Jamais l'idée de penser socialement la "synthèse" de deux activités aussi différentes, par exemple, que le fait de fabriquer du pain d'un côté, et le fait de composer un morceau de musique de l'autre, pour les subsumer finalement sous un seul et même concept, le travail « en général », jamais cette idée n'aurait pu germer dans les esprits, ni même donc, produire des effets réels dans la production et dans la circulation des biens. Il n'y a, pour ces sociétés, que des activités spécifiques, concrètes, utiles, a priori incommensurables entre elles. »79

79 Benoit Bohy-Bunel, « La critique radicale du travail, et son incompatibilité structurelle avec le principe spectaculaire » : http://www.palim-psao.fr/2016/10/la-critique-radicale- du-travail-et-son-incompatibilite-structurelle-avec-le-principe-spectaculaire-par-benoit- bohy-bunel.html

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Si le RIE se présente comme une négation du travail dans le cadre capi- taliste, il n’est pas une négation du travail abstrait (tout au plus de l’em- ploi), et on peut se demander comment il pourrait réintroduire une vision finaliste du travail. Comment le développement du RIE pourrait-il per- mettre de renverser le système qui l’aurait mis en œuvre ? Alors qu’il fau- drait aussi revaloriser l’action politique qui est l’ennemi d’un système do- miné par l’activité et l’idéologie économiques.

Enfin, peut-on vraiment envisager positivement un triomphe de l’auto- matisation, au point que 80 % de la population serait privée d’emploi et s’en satisferait grâce au RIE, ou même une société non capitaliste où les machines auraient une telle importance ? L’automatisation elle-même né- cessite des ressources naturelles qui vont commencer à se raréfier, ce qui rend difficilement imaginable une société où triompheraient totalement les machines, même si c’est devenu une idéologie à la mode. À court terme, même si l’analyse est vieillotte, le remplacement du travail par le capital ne peut que générer des crises de surproduction et in fine une crise du capita- lisme avec des difficultés pour assurer le paiement du RIE (rappel : les prestations sociales s’élèveraient à 42 % du PIB !). Aujourd’hui cette crise a été annulée par l’essor du crédit, mais jusqu’à quand ? On est donc coin- cés entre catastrophes et crise finale du capitalisme, le chômage structurel générant le paiement du RIE et la crise du capitalisme en rendant le paie- ment mpossible...

Si le RIE ne s’accompagne de rien d’autre que d’un Revenu Maximum Autorisé, cela ne nous convainc pas qu'il soit suffisant pour relocaliser. Et finalement, malgré nos critiques, reconnaissons que le salaire à vie :

- n’est pas un projet individualiste comme le RIE,

- n’est pas basé uniquement sur le secteur de la reproduction et de la cir- culation comme le RIE,

- ne coexiste pas avec une autre structure ; en généralisant le principe de la cotisation, il renverse l’infrastructure juridique sur laquelle la société est organisée aujourd’hui,

- s’accompagne d’un organisme de contrôle des innovations et dévelop- pements de produits dans le cadre des caisses d’investissement, mais sans la nécessaire « décolonisation de nos imaginaires » mise en avant par la dé- croissance.

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Peut-on dire qu’il lui manque une rupture culturelle ? On pourrait ap- profondir les fonctions des caisses d’investissement, et aborder la question des produits, de la technique, de la recherche scientifique. Ces caisses pourraient aussi contribuer à la relocalisation et à la mise en œuvre de bio- régions.

D’un autre côté, la DIA s’accompagnerait d’un questionnement de la sphère de production, à la différence des RIE/RIS : collectivisation du fon- cier, du secteur financier et de la banque centrale ; en ce qui concerrne le secteur industriel, il est juste mentionné la mise en place d’ateliers de confection, recyclage et réparation artisanaux, les eaux, l’énergie doivent aussi donner lieu à une réappropriation collective. Bref, on s’attaque à la propriété privée de la terre et des services, on encourage l’essor de l’artisa- nat. Il s’agit bien d’une remise en question du secteur de la production, mais sans vraiment évoquer le devenir de l’industrie qui constitue encore une part importante des activités de notre pays. S’agit-il d’un questionne- ment sur la technique sans clairement poser la question ?

Car dans une culture occidentale mondialisée en train de changer sa vi- sion de la technique, moteur de l’histoire, en technique fin de l’histoire (avec le « transhumanisme » et le « méga-internet » notamment80), on peut craindre une rupture culturelle accompagnant le RIE/RIS, avec d’un côté des gens exclus ou refusant la fin technocentrée proposée et, de l’autre cô- té, un système ne perdurant plus que grâce au mythe transhumaniste dans un monde où tout serait interconnecté. Après la Révolution industrielle qui ne fut rendue possible que grâce à l’essor du marché81, allons-nous assister à une « Révolution technicienne », où tout serait interconnecté et accompa- gné d’un RIE/RIS permettant de surveiller les récipiendaires et d’organiser une « planification communiste de marché »82 pour les inclus ?

80 Méga-Internet : tout est interconnecté, y compris les choses et en permanence (réseaux sociaux, facebook, twitter...) grâce à l’ipad, les compteurs dits intelligents, les puces...

81 Voir François Jarrige, Technocritiques, La découverte, 2014.
82 Grâce aux nouveaux moyens de surveillance des consommations et comportements des

gens (notamment compteurs dits intelligents, qui le seront de plus en plus...), on peut suivre de façon précise le comportement de quelques foyers, sans contrevenir aux règles sur la protection de la vie privée édictées par la CNIL. Voir les textes du groupe grenoblois Pièces et Main-d'Œuvre (PMO) sur le sujet (http://www.piecesetmaindoeuvre.com).

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Annexe 1
Schéma comparatif :

 

Revenu de base

Salaire à vie

Revenu incondi- tionnel d’exis- tence

Principes

Revenu versé sans conditions à toute personne majeure. Adapta- tion au chomage structurel.

Salaire versé sans conditions à toute personne majeure. Géné- ralisation du sa- lariat et de la co- tisation à tout le PIB.

Remise en cause de l’emploi par le salariat géné- ralisé.

Revenu versé sans conditions à toute personne. Critique de la centralité du tra- vail.

Montant

Entre 400 € et 1 500 €

Entre 1500€ et 6 000 €
Mais c’est le seul revenu et il n’y a plus de propriété lucra- tive; un peu de gratuité.

750€ par adulte et 230€ par mi- neur en 2009 – représenterait en effet un coût total de 470 milliards d’euros par an.

Fonde- ment de la rémunéra- tion

« Droit à l’exis- tence» ou droit d’accès « aux biens et aux ser- vices essen- tiels ».

Reconnaissance du statut de pro- ducteur-trice et d’acteur-trice économique.

Reconnaissance de l’utilité so- ciale de tous les citoyens, au lieu de « l’eugénisme social » actuel ?

58

 

Revenu de base

Salaire à vie

Revenu incondi- tionnel d’exis- tence

Qui décide ?

Le gouverne- ment (dans la majorité des pro- positions) décide du montant et du financement.

Les représentant- e-s au sein des caisses de sa- laires et d’inves- tissements, par autogestion (cf. SS 1947-1967).

Le gouverne- ment.

Complé- ments de revenu

Salaires d’em- plois, prestations sociales, profits financiers, rente actionnariale.

Aucun complé- ment de revenu.

Peut s’ajouter à un salaire.

Mode de finance- ment

Impôt ou créa- tion monétaire ou économies sur les presta- tions existantes ou cotisation.

Une part de la ri- chesse produite par les tra- vailleurs-euses est affectée aux salaires à vie par une cotisation sur la valeur ajoutée. Bref, généralisation de la cotisation qui peut atteindre 60% du PIB et permet aux en- treprises de ne plus payer les sa- laires.

Transfert des fonds alloués à la protection so- ciale. Substitu- tion aux RSA, ASS, mais main- tien des retraites, allocations chô- mage, à la diffé- rence de l’ap- proche libérale. Pas de régression sociale.

Bref, l’impôt.

59

 

Revenu de base

Salaire à vie

Revenu incondi- tionnel d’exis- tence

Types de droits et propriété autorisés

Maintien de la propriété lucra- tive : droit ac- tionnarial de ti- rer un revenu du travail des autres, droit ban- caire de s’enri- chir sur le crédit et droit rentier lié à la détention d’un bien pro- duit par d’autres.

Suppression du droit de proprié- té lucrative et des actionnaires, puis institution du droit incondi- tionnel à la (co-) propriété d’usage de son logement et de ses outils/ lieux de travail.

Maintien de la propriété lucra- tive : droit ac- tionnarial de tirer un revenu du tra- vail des autres, droit bancaire de s’enrichir sur le crédit et droit rentier lié à la dé- tention d’un bien produit par d’autres.

Nature des produc- tions

Absence de maî- trise collective de la production.

Les producteurs- trices maîtrisent la production via les caisses d’in- vestissement et de salaires, qui décideront où in- vestir (ex : In-

vestir l’agriculture bio- logique ? Conti-

nuer le cléaire ? Etc.)

dans nu-

Prétention que le RIE pourrait en- traîner à long terme une baisse de l’activité et de la surproduction « productiviste », et in fine une mu- tation de la socié- té vers une socié- té non producti- viste.

60

 

Revenu de base

Salaire à vie

Revenu incondi- tionnel d’exis- tence

Progres- sion pos- sible de la rémunéra- tion

Aucune progres- sion prévue ou anticipée.

Progression du salaire selon des critères décidés par des jurys de qualification élus ou tirés au sort.

Le revenu incon- ditionnel est fi- nancé par l'acti- vité économique – à travers un im- pôt direct sur les revenus ; toute baisse d'activité sera immédiate- ment répercutée sur les recettes fiscales et, au bout du compte, sur le montant du revenu incondi- tionnel.

Nouveaux droits constitu- tionnels incondi- tionnels et universels

Revenu de base.

- Salaire à vie
- (Co-)propriété d’usage de son lieu et de ses ou- tils de travail
- Participation à la gestion des caisses et aux ju- rys de qualifica- tion (éligibilité, droit de vote, de révocation, etc.)

Revenu incondi- tionnel.

61

 

Revenu de base

Salaire à vie

Revenu incondi- tionnel d’exis- tence

Quid du PIB ?

On ne rejette pas le PIB.

Oppose un PIB capitaliste à un PIB anticapita- liste.

On ne rejette pas le PIB, on le cri- tique simple- ment.

Mode de répartition de la pro- duction : partage ou échange ?

échange

échange

échange

Par rap-

port produit

au

Neutre

Peu critique, le PCF est pronu- cléaire.

Les décroissants sont antinu- cléaires et ques- tionnent le pro- duit et la finalité du travail, mais le RIE seul ne permet pas de changer la so- ciété.

62

Annexe 2 :
Reproduction i
n extenso du début d'un« Dossier Bernard Friot »

publié en avril 2016 sur le site Pensée radicale83.

« Bernard Friot semble être devenu une icône révolutionnaire chez une partie des jeunes révoltés d’aujourd’hui, avec des idées soi-disant « neuves », « révolutionnaires » et « vraies ». Or, Bernard Friot n’est pas un révolutionnaire, mais a été depuis Mai 1968 (il est membre de l’Union des Etudiants du Capitalisme étatico-stalinien – UEC – de Nancy dès cette époque, avant de diriger celui-ci après 1969) un contre-révolutionnaire ac- tif au sein du Parti du Capitalisme étatico-stalinien Français (PCF), avec de vieilles idées contre-révolutionnaires et complètement fausses (du genre qu'un retraité crée de la valeur économique dès lors qu'on lui reconnaîtrait une telle capacité, alors même qu'il ne vend pas de marchandise et que donc son activité n'a pas de valeur d'échange – puisqu'il n'effectue pas d'échange marchand – et donc pas de valeur économique) tirées de sa thèse d’économie autour de la Sécurité sociale. Bernard Friot avec son organisa- tion a directement participé au sabotage de Mai 68 : sabotage du mouve- ment de grève générale (PCF s’empresse de négocier avec Pompidou des Accords de Grenelle qu’ils accepteront dans l’optique de mettre fin au mouvement) et du mouvement de révolte étudiant, insulte du mouvement étudiant (Pierre Juquin du PCF parle en Avril 68 d’« agitateurs – fils à papa » au sujet des étudiants insurgés de Nanterre) – et on voudrait en faire un ami de l'émancipation ? L’UEC (Union des Etudiants prétendument Communistes), organisation de Bernard Friot, scande au cours du 1er Mai 1968 « Au boulot les fils à papa », arrachent et déchirent des drapeaux noirs, et s’en prennent aux étudiants révoltés, et on voudrait qu’il soit une icône révolutionnaire ? L’UEC de Bernard Friot s’est alignée sur l’en- semble des positions contre-révolutionnaires du PCF visant à un arrêt com- plet du mouvement (réussi, malheureusement) et soutiendra quelques mois plus tard l’intervention des chars soviétiques en Tchécoslovaquie pour mettre violemment fin au vent de révolte et de liberté du Printemps de Prague (sans parler de son passé historique de zélateur stalinien, de son né-

83 http://pensee-radicale-en-construction.overblog.com/2016/03/critique-de-bernard-friot- palim-psao-tantquil-alain-bihr.html

63

gationnisme des crimes de Staline, de son soutien au brutal écrasement de Budapest insurgée en 1956), et on voudrait qu’il soit notre guide intellec- tuel pour un mouvement émancipateur ?

Bernard Friot, comme l’ensemble des marxistes-léninistes, et particuliè- rement de l’espèce du PCF, se fait passer pour ce qu’il n’est pas, un révolu- tionnaire visant à une émancipation du capitalisme, et réussit à faire oublier ce qu’il est, c’est-à-dire un contre-révolutionnaire visant à museler toute volonté d’auto-organisation n’étant pas destinée à une récupération parti- sane (il est au Front de Gauche, n’oublions pas !) et à interdire toute pers- pective d’émancipation réelle du capitalisme.

Bref, Bernard Friot est un marxiste-léniniste contre-révolutionnaire de- puis Mai 68, visant à une récupération partisane des mouvements d’auto- organisation comme Nuit Debout au profit d’un capitalisme d’État sem- blable au modèle soviétique (n’oublions pas, encore une fois, qu’il est au PCF, qui n’a toujours pas admis que l’URSS était un capitalisme d’État cri- minel). Ce qu’il propose n’est rien d’autre qu’un capitalisme d’État comme l’URSS avec « sécurité sociale » universelle et un salariat universel, comme il y en avait une en URSS.Bernard Friot et son « Réseau salariat » nous assène comme s’il s’agissait d’évidences masquées un certain nombre de contre-vérités :

- Le PIB serait une « mesure en argent de la valeur économique » (alors même que Marx explique que cette dernière n’est pas mesurable concrète- ment, et sachant que l’argent est en grande partie une anticipation de surva- leur future, aujourd’hui, puisque l’émission de monnaie se fait sous forme de crédit)84 ;

- 35 % du PIB, donc de la valeur, serait créée par l’ensemble des fonc- tionnaires et des bénéficiaires de la Sécurité sociale (alors que ceux-ci ne font que consommer de la survaleur produite ailleurs – tout en assurant ef- fectivement une production de services nécessaires au procès global de re- production du capitalisme national, en formant des futurs travailleurs, en assurant une défense militaire du capitalisme national, etc. –, et cela même s’ils ont créé de la survaleur antérieurement – retraités, en-dehors des fonc- tionnaires et des travailleurs de la Sécurité sociale –, puisqu’ils ne pro- duisent pas de marchandises qu’ils vendent contre davantage d’argent qu’ils avait investis au départ – ils ne peuvent donc pas réaliser de surva-

84 Après l’économie de marché, p. 9. 64

leur, puisqu’ils ne font pas de plus-value, de profit)85 ;
- Le fait qu’on dénie aux fonctionnaires et aux bénéficiaires de la Sécu-

rité sociale de créer de la valeur serait une mystification idéologique (alors qu’il s’agit d’une réalité : un retraité ne produit pas de valeur puisqu’il ne produit-vend pas de marchandises, même s’il rend effectivement des ser- vices à ses proches – Bernard Friot veut absolument que la valeur soit par- tout, y compris des relations non-marchandes qui soi-disent en créeraient, pour qu’on reste enfermé au sein de l’idéologie capitaliste)86 ;

- Le retraité serait « au travail » et « payé pour soi », à vie, producteur de valeur, sans employeur, sans recherche d’emploi, sans produire de mar- chandises (alors qu’il n’est pas au travail puisqu’il n’a pas vendu son acti- vité sous forme de marchandise-travail – y compris comme fonctionnaire d’État –, qu’il ne produit pas de valeur puisqu’il ne produit pas de mar- chandises vendues, qu’il n’est pas payé mais simplement rétribué en raison de ses cotisations passées par une caisse qui, si elle n’est pas financée par de la survaleur créée donc possiblement cotisée, fait faillite – c’est-à-dire qu’il n’y a pas de Sécurité sociale sans valorisation effective, sans surva- leur réellement créée)87 ;

- Les fonctionnaires ne connaîtraient pas « le marché du travail, ils ne vendent jamais leur force de travail, ne sont jamais demandeurs d’emploi. Ils sont reconnus comme porteurs de la capacité à produire de la valeur économique » (alors qu’ils sont devenus fonctionnaires précisément après avoir été demandeurs d’emploi sur le marché du travail, ils vendent simple- ment leur force de travail à l’État plutôt qu’à des entreprises privées. Ils ne sont pas reconnus comme porteurs d’une capacité productrice de valeur économique, mais simplement rétribués pour leurs services permettant une reproduction globale du capitalisme national – un enseignant étant rétribué pour former des futurs travailleurs, un policier pour assurer l’ordre capita- liste, etc.)88 ;

- Les fonctionnaires et retraités produiraient 35 % du PIB en produisant des « non-marchandises » et sans vente de leur force de travail (encore une

  1. 85  Après l’économie de marché, p. 9. Addentum : L’État crée de la valeur, mais pas de survaleur, et du point de vue du capital (privé), il représente des « faux frais » nécessaires à sa reproduction.

  2. 86  Après l’économie de marché, p. 9, 13.

  3. 87  Après l’économie de marché, p. 10-11.

  4. 88  Après l’économie de marché, p. 11.

65

fois, ils ne produisent pas de marchandises, donc ils ne produisent pas de valeur, et ils vendent ou ont vendu leur force de travail)89 ;

- Il y aurait deux conventions, une « capitaliste de travail », une « sala- riale de travail », alors qu’il s’agit d’une seule et même réalité, le contrat de travail ;

- Qu’avec une généralisation du fonctionnariat, de la cotisation et de la qualification, il n’y aurait plus de marché du travail, et que chacun serait payé sous forme de cotisations de minimum 1 500 euros (alors même qu’être fonctionnaire c’est avoir simplement vendu sa force de travail à l’État, son employeur « durable », et que d’autre part on se demande com- ment est-ce que ces cotisations universelles – même versées aux non-tra- vailleurs – seront financées dans une situation de crise structurelle du capi- talisme français et du capitalisme mondial, alors qu’un nombre croissant de travailleurs ne sont plus rentables économiquement et que ce n’est qu’au prix d’un niveau de productivité du travail énorme que nous parvenons en- core à vendre de manière rentable des marchandises mondialement ?)90 ;

- La propriété lucrative serait supprimée – et remplacée par des caisses d’investissements –, puisqu’elle est nuisible aux investissements utiles, qu’elle s’approprie une partie de la survaleur sans réinvestir celle-ci ; et d’ailleurs, la Sécurité sociale montre que cela marche, puisque nos hôpi- taux sont extrêmement performants simplement grâce à une augmentation du taux de cotisation (cela signifie, en réalité, qu’il n’y a pas de suppres- sion de la propriété privée ; mais surtout, d’autre part, il est complètement faux que la Sécurité sociale « marche » comme ça, toute seule, puisque l’augmentation du taux de cotisation dépend de la survaleur créée : en cas de crise structurelle, comme depuis 40 ans, ce taux de cotisation ne peut augmenter qu’au détriment de la survaleur, puisqu’il augmente relative- ment le salaire – qui est relativement baissé par d’autres moyens, d’ailleurs – et donc baisse la survaleur, nécessaire aux investissements pour rester compétitifs et aux dividendes pour assurer un approvisionnement régulier en capital financier nécessaire aux investissements et aux frais courants – la Sécurité sociale ne « marche » donc qu’en raison d’une survaleur conti- nuée, et au sein d’un « capitalisme friotien », cela n’a aucune chance d’ar- river puisque son modèle implique une hausse des salaires et une baisse de

89 Après l’économie de marché, p. 12. 90 Après l’économie de marché, p. 9.

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productivité-compétitivité, donc une chute brutale des exportations, un ren- chérissement des importations, une survaleur extrêmement faible voire in- existante – puisque comment vendre des marchandises non-rentables ? –, etc.)91.

La raison du succès de Bernard Friot est évidente : c’est un besoin de croire en un certain nombre de mensonges rassurants, celui du fonction- naire-et-du-retraité-producteurs-de-valeur (en s’appuyant sur un indicateur extrêmement problématique, celui du PIB) ; celui d’une Sécurité sociale comme institution extra-capitaliste, sans problèmes de financement, non- liée aux performances du capitalisme national ; et celui d’un « bon sala- riat » et du « bon travail producteur de valeur » débarrassé des « parasites » (vœu également d’Alain Soral), et donc d’un possible « capitalisme so- cial ». Le projet de Bernard Friot est pourtant non seulement non-émanci- pateur puisqu’il maintient l’ensemble des structures capitalistes (travail, marchandise, valeur, argent, capital), mais de surcroît fondé sur des contre- vérités, irréaliste, et même assez dangereux en termes de blocage d’une émancipation réelle du capitalisme.

Bernard Friot propose un capitalisme de « sécurité sociale », où nous continuerions de vendre notre activité et notre temps d'existence sous forme de travail pour produire des marchandises et de la survaleur (du pro- fit, du capital), en continuant de dépendre du Marché et de sa dynamique aveugle, où nous continuerions d'être dépossédés de moyens d'existence autonomisants au profit des entreprises et autres « propriétés privées », où nous continuerions de produire ce qu'on nous demande de produire dans des entreprises et en fonction du Marché, où nous continuerions de gagner en majorité 1 500 euros pour une vie d'aliénation, d'exploitation et de des- truction, où nous continuerions d'être dominés étatiquement, sans compter que son scénario est complètement irréaliste puisqu'il ne tient compte ni de l'actuelle crise du capitalisme (qui réduit toute marge de manœuvre pour un système capitaliste de « sécurité sociale » universalisé), ni du rapport de force capitaliste actuel (qui rend ce scénario complètement impossible, sauf révolution, et dans ce cas pourquoi maintenir des entreprises, l'État, des rapports capitalistes, etc. ?), ni du caractère mondialisé du capitalisme (laquelle rendrait un système capitaliste de « sécurité sociale » non-compé-

91 Après l’économie de marché, p. 15.

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titif mondialement, donc voué à une faillite). Simplement, nous aurions 1 500 euros « à vie » grâce à des caisses de cotisation dont on se demande comment elles seront financées en phase de crise structurelle du capita- lisme (parce que, pour avoir de l'argent, il faut en produire, forcément), en travaillant pour nos mêmes entreprises de merde, pour produire des mêmes marchandises de merde, pour une même vie de merde, des mêmes rapports sociaux de merde, avec un même État de merde et soumis à un même Mar- ché de merde ! Un capitalisme de « sécurité sociale » laissant intact une même dépossession, aliénation, exploitation, avec des rapports marchands et de domination étatique, en plus complètement irréaliste sauf révolution – et, dans ce cas, faire une révolution pour une sous-réforme du capitalisme, c'est vraiment idiot. Abolition du salariat, du travail, du capitalisme ! »

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Théorie de la valeur et fin du travail : les apories du revenu universel

Jérôme Vautrin

L’instauration d’un revenu universel est une idée déjà ancienne qui fi- gure notamment dans l’article 25-1 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 : «Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ».

Cette idée est restée jusqu’ici lettre morte, notamment à cause du refus de la gauche, dite productiviste, de la mettre en application au motif que l’introduction d’un revenu universel inconditionnel servirait de prétexte à la droite libérale pour supprimer le salaire minimum.

Au sein de certains mouvements sociaux antiproductivistes un consen- sus semble aujourd’hui se dégager en faveur de cette proposition, suscitant un débat sur le bien-fondé de sa mise en application et la forme que doit prendre un tel revenu.

Je propose donc ici un bref état des lieux, sur les propositions des uns et des autres. Après une présentation des différentes conceptions du revenu universel – dont nous verrons qu’elles varient beaucoup en fonction de l’orientation politique de leurs auteurs –, ainsi que des avantages et objec- tions classiques, je tâcherai de proposer une analyse critique générale de cette notion. Et notamment de sa pertinence à l’égard de la réflexion sur la théorie de la valeur et de la redéfinition de la notion de travail.

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I Présentation générale du revenu universel

1- Une brève histoire du revenu universel

Thomas More est le premier à évoquer l’idée d’un revenu universel, dans son Utopie parue en 1516, comme moyen de lutter contre la crimina- lité. À la fin du XVIIIe siècle, Thomas Paine évoque à son tour, dans son livre la Justice agraire (1797), l’idée d’un revenu inconditionnel versé à chaque adulte au nom de la propriété commune de la terre et du partage équitable de ses fruits.1

L’idée réapparaît au début du XXe siècle, portée notamment par Ber- trand Russell en Grande-Bretagne. En France, l’Association pour l’instau- ration d’un revenu d’existence (AIRE) est fondée en 1985 par les écono- mistes Henri Guitton et Yoland Bresson. Ce dernier a participé à la créa- tion, en 1986, du Basic Income Earth Network (BIEN), réseau mondial d’universitaires et de personnalités politiques militant pour l’instauration d’un revenu inconditionnel. Ce mouvement intellectuel a notamment inspi- ré en France la création du revenu minimum d’insertion (RMI) puis du re- venu de solidarité active. Les 800 militants du mouvement français pour le revenu de base (MFRB), créé en 2013, prônent d’ailleurs l’extension pro- gressive du RSA à toute la population.2 Le revenu universel est aujourd’hui une proposition connue et largement débattue en France. Il figurait notam- ment parmi les propositions de Benoît Hamon, candidat à l’élection prési- dentielle française, dans un contexte de chômage massif et persistant et d’automatisation accélérée des tâches.

2- Les différentes formes du revenu universel

La notoriété de cette idée a permis l’émergence de nombreuses proposi- tions se réclamant du revenu universel, portées par des courants politiques parfois opposés. Je veux tâcher ici d’en faire une présentation sommaire.

1 Baptiste Mylondo, Un revenu pour tous ! Précis d’utopie réaliste, Paris, Utopia, 2010, p. 7.

2 Antoine Reverchon, « Le revenu universel, généalogie d’une utopie », Le Monde, 21 avril 2016.

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Le revenu de base. Défendu par le MFRB (Mouvement français pour un revenu de base). Le revenu de base est distribué par une communauté poli- tique à tous ses membres, de la naissance à la mort, sur base individuelle, sans contrôle des ressources et sans contrepartie. Son montant et son finan- cement sont ajustés démocratiquement. Il est cumulable avec d’autres reve- nus. Ce revenu inconditionnel viendrait se substituer aux prestations et transferts sociaux.

Le revenu d’existence. Défendu par le MOC (Mouvement des objec- teurs de croissance). Ce dernier soutient le MRIE (Mouvement pour un re- venu inconditionnel d’existence). Le RIE partage beaucoup de points com- muns avec le revenu de base, notamment son objectif qui est de sortir de la centralité du travail et de reconnaître les contributions non marchandes de chaque individu. Toutefois, Michel Lepesant (co-fondateur du MOC) a fait évoluer le RIE vers le RIS (revenu inconditionnel suffisant) en lui ajoutant quelques principes : le versement se ferait de trois manières à parts égales : en monnaie publique, en monnaie locale et en gratuités. De même, le reve- nu inconditionnel aurait un montant minimal « décent » et serait accompa- gné d’un revenu maximum autorisé (RMA).

Le liber. Gaspard Koenig, du think tank « GénérationLibre », propose d’allouer à tous un revenu minimum, de 450 euros par adulte et 225 euros par enfant, prenant la forme non pas d’une somme versée à chacun mais d’un crédit d’impôt. Cette garantie de revenu, qu’il nomme liber, est finan- cée par un impôt, la libertaxe, au taux fixe de 23 % sur tous les revenus. Ainsi la soustraction du montant du liber (fixe et universel) à celui de la li- bertaxe (proportionnelle aux revenus) aboutit soit, pour les plus faibles re- venus, à un « impôt négatif » versé en cash par la collectivité, soit, pour les plus hauts revenus, à un impôt positif, contribution nette à la collectivité.3

Le salaire socialisé. Défendu par Bernard Friot (sociologue et écono- miste, professeur émérite à l’université de Nanterre). Friot appelle part « socialisée » du salaire les cotisations salariales et patronales. Son idée est de créer un salaire universel, financé par les entreprises (au moyen d’une

3 Gaspard Koenig, Marc de Basquiat, Liber, un revenu de liberté pour tous, Paris, Éditions de l’Onde, 2014.

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taxe à 100 % sur le résultat net) pour créer un salaire de base, à vie. Ce sa- laire comportera 4 niveaux (de 1 500 à 6 000 euros), pouvant correspondre par exemple au niveau de diplôme atteint par le salarié. Il s’agira égale- ment de financer les investissements décidés démocratiquement.

La DIA. Dotation inconditionnelle d’autonomie, soutenue par le PPLD (Parti pour la décroissance).

La particularité de la DIA, par rapport au revenu de base, est qu’elle s’inscrit dans l’extension de la sphère de la gratuité. Ses principes de fonc- tionnement sont les suivants :

- Gratuité, puis renchérissement du mésusage, pour l’eau, l’électricité, le gaz, voire le téléphone.

- Gratuité des transports en commun et mise à disposition des transports « doux » (vélo).

-Mise à disposition gratuite d’un logement (en définissant démocrati- quement un nombre de mètres carrés minimal à garantir pour chacun). Le surplus sera payant au prix du marché (étant entendu qu’il s’agirait d’un marché régulé démocratiquement par des instances de contrôle et de régulation).

- Santé, éducation, accès à l’information gratuits.
-Instauration d’un RMA (revenu maximum autorisé) qui viendrait en

complément à la DIA et qui aurait pour but de réduire les inégalités.

La DIA (ou revenu garanti) s’oppose au revenu d’existence, ainsi qu’au « salaire socialisé » de Bernard Friot. À ce sujet, Paul Ariès écrit : « Pour le dire autrement : la Dotation Inconditionnelle d'Autonomie n’est en rien un simple revenu de survie ! Il est lié à la notion de don, de gratuité, donc à la construction de "communs"... »4. C'est donc un instrument du passage vers une autre société et non pas une façon de faire survivre les naufragés du système. Paul Ariès milite pour un revenu inconditionnel qui comprendrait une partie en monnaie nationale, une partie en monnaie locale et une partie, essentielle pour lui, sous forme de droits d’accès aux biens communs. Cela implique une revitalisation démocratique et un travail de redéfinition en commun du nécessaire et du superflu.

4 Préface de Paul Ariès à Un projet de décroissance, manifeste pour une dotation inconditionnelle d’autonomie, Paris, Utopia, 2013.

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Le salaire socialisé et la DIA ne doivent pas être confondus avec le re- venu universel. Le salaire socialisé n’est d’ailleurs pas défendu par les mouvements revendiquant le revenu universel. D’une part, il est financé par les entreprises et pas par l’État ou la collectivité. D’autre part, les quatre niveaux de salaire s’opposent à la notion de revenu de base égal pour tous défendue par le MOC ou le MFRB. La DIA, quant à elle, s’ins- crit dans la logique d’émancipation du revenu universel mais en propose une version « démonétarisée » : la différence majeure entre DIA et revenu d’existence est la participation à la création de gratuités d’usage et de ti- rage. En effet, le revenu d’existence pourrait ne constituer qu’un simple palliatif à une société malade, sans remettre en question son organisation. La DIA, en revanche, en participant à l’extension de la sphère de la gratui- té, est un outil de transition dont le but est la sortie du capitalisme et de l’économisme. Il s’agit d’inscrire le revenu d’existence dans un projet de société, de mener en parallèle une réflexion sur l’usage et le mésusage, d’éviter d’en faire un outil de relance de la consommation et, en définitive, de la croissance. Dans cette optique, le revenu de base, qui demeure sou- haitable car en faveur de la justice sociale, doit être envisagé comme une partie de ou une simple étape vers la DIA.

Le revenu universel répond à certaines caractéristiques précises et il convient de les définir pour le distinguer des propositions alternatives qui peuvent s’en différencier par leurs conditions d’attribution ou leur modalité de versement. Selon Baptiste Mylondo5 ce revenu doit être versé en es- pèces (et non en nature), à chaque citoyen, sans condition et sans contre- partie. Il doit être cumulable avec d’autres revenus, versé à titre individuel tout au long de la vie. Versé sur une base mensuelle, son montant est forfai- taire (avec toutefois une distinction entre majeurs et mineurs) et suffisant (devant permettre de se passer d’emploi).

3- La question du montant : marqueur politique du revenu universel

Cette définition précise du revenu universel n’aborde pas la question, essentielle, de son montant. Il peut en effet être perçu comme un revenu d’existence, pouvant être suffisant pour vivre en s’affranchissant du travail,

5 Un revenu pour tous !, op. cit., p. 15.

73

ou comme un simple complément de salaire. Or à chaque montant corres- pond une vision particulière du revenu universel. S’il est élevé, il corres- pond à une vision « étatiste », « de gauche », car il doit permettre l’émanci- pation des travailleurs. S’il est peu élevé, il correspond à une vision « néo- libérale », car il a alors pour but de remplacer les prestations sociales et de libéraliser le marché du travail en délégitimant le SMIC et l’assurance chô- mage.

Cette dernière vision, libérale, du revenu universel est inspirée d’une proposition de Milton Friedman qui suggérait, en 1962, l’instauration d’un système d’impôt négatif sur le revenu associé à la suppression du salaire minimum et la disparition des dispositifs de protection sociale.6 Il s’agissait alors, en instaurant une sorte de subvention déguisée aux entreprises, de faire disparaître le chômage involontaire en rentabilisant les emplois dont le niveau de rémunération au « salaire d’équilibre » était trop faible. De plus, avec la suppression des aides sociales et des allocations chômage, les demandeurs d’emploi se voyaient contraints d’accepter n’importe quelle proposition, l’impôt négatif ne pouvant compenser la disparition des allo- cations. Cette variante des emplois aidés n’avait en définitive pas d’autre but que le démantèlement du droit social. C’est pourtant en s’inspirant de ces propositions que le parti Alternatives libérales propose un revenu in- conditionnel de 500 euros, ou que Gaspard Koenig, du think tank « Géné- rationLibre », propose un revenu pour tous de 450 euros financé par la sup- pression de la plupart des prestations sociales et par le remplacement de l’impôt sur le revenu, de la CSG et de l’IS par, nous l’avons vu, une « li- bertaxe » de 23 % sur tous les revenus. On peut tout de même, dans ces conditions, se poser la question du financement de traitements hospitaliers lourds que le revenu universel ne permettra jamais de payer à lui seul... Cette version du revenu universel présente, pour ses défenseurs, l’avantage d’être finançable à condition de supprimer les aides sociales. Mais si l’on considère que le but du revenu universel est l’émancipation des tra- vailleurs, elle apparaît alors indéfendable car, sous couvert d’avancer une proposition pour lutter contre le chômage structurel, elle vise avant tout au démantèlement des protections sociales. Elle est radicalement opposée à l’émancipation des travailleurs, qui seront au contraire plus dépendants que jamais d’emplois précaires et sous-payés.

6 Un revenu pour tous !, op. cit., p. 16. 74

Je n’évoquerai pas davantage la tradition libérale du revenu universel, son objectif, démantèlement des protections sociales et précarisation géné- ralisée pour garantir l’efficience du marché du travail, étant selon moi suf- fisant pour la contester. En effet, l’unique légitimité de cette version du re- venu universel est de proposer une solution au problème posé par le chô- mage de masse. Mais cette solution ne devrait pas être le prétexte à une précarisation généralisée au lieu de favoriser l’émancipation des tra- vailleurs.

L’autre vision du revenu de base, « de gauche », en propose une légiti- mation différente : tout individu participant, à sa manière, à la création de la richesse commune, celle-ci doit être partagée entre tous et distribuée à chacun selon ses besoins. Les partisans de cette vision sont les véritables héritiers de Thomas Paine : ils s’inscrivent dans la conception rousseauiste de Paine, selon laquelle il faut lutter contre l’accaparement de la rente fon- cière. Mais, en affirmant que la richesse est le résultat du travail collectif des générations successives, ils généralisent cette conception à l’ensemble de la richesse produite par la société. Ils font le constat qu’une bonne partie de l’activité humaine indispensable à la société ne trouve aucune rémuné- ration sur le marché du travail tel qu’il fonctionne en économie capitaliste. Le but du revenu universel est alors l’émancipation des travailleurs, et son montant doit être suffisamment élevé pour permettre à quiconque en res- sent la nécessité de s’affranchir complètement du travail salarié.

Le revenu universel, dans sa version de gauche, qu’on le nomme revenu de base ou revenu d’existence, est soutenu en France par des partis poli- tiques comme EELV ou l’UDE, voire le PS lorsque Benoît Hamon était son candidat à l’élection présidentielle, par des mouvements politiques comme Utopia, notamment par la voix de Baptiste Mylondo, ainsi que par des mouvements de décroissance comme le MOC (Mouvement des objec- teurs de croissance) ou le PPLD (Parti pour la décroissance).

4- Le financement du revenu universel

Comment financer un revenu universel aussi élevé que possible, garanti tout au long de la vie et versé à tous, avant impôt, comme revenu pri- maire ? Cette question est cruciale et cristallise une bonne part des cri- tiques, tant le coût d’une telle mesure semble démesuré. Les tenants du re-

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venu universel prétendent pourtant que ce coût n’est pas insurmontable et avancent quelques réponses. Le MFRB suggère notamment 8 approches du financement du revenu de base :

L’universalisation et la revalorisation du RSA.
L’autofinancement par transfert des prestations existantes.
La fusion des systèmes d’aide sociale, de chômage et de retraite.
Le revenu de base comme modalité alternative de création monétaire. La taxation foncière.
Le financement par l’impôt sur le patrimoine.
La redistribution de la rente pétrolière.
Les chèques écologiques.

Selon le MFRB, le seuil minimal à retenir pour que le revenu universel fasse passer la plupart des ménages sans ressources au-dessus du seuil de pauvreté se situe à 500/600 euros par adulte et 200 euros par enfant. Mais cette proposition conduit à une hausse des prélèvements obligatoires diffi- cile à négocier politiquement.7

Baptiste Mylondo, qui propose un revenu universel au niveau du seuil de pauvreté, soit 750 euros pour les adultes et 230 euros pour les mineurs, avance un scénario chiffré précis8 : le coût total de cette mesure serait de 470 milliards d’euros. Pour la financer, il compte en partie sur l’autofinan- cement par transfert des prestations existantes, en prenant soin de préciser que le revenu universel n’a pas vocation à remplacer les prestations rele- vant du système assurantiel : les allocations chômage et les pensions de re- traite doivent impérativement être maintenues.

Selon lui, l’autofinancement, qu’il s’agisse du transfert de la protection sociale ou du budget de l’État, peut s’élever à 120 milliards d’euros. Pour financer les 350 milliards d’euros restant à charge, Baptiste Mylondo envi- sage une augmentation massive de la CSG qui passerait de 12 % à 47 % sur l’ensemble des revenus : salaires, pensions et retraites, allocations chô- mage, revenus du capital, revenus du patrimoine. À l’exception bien sûr du

7 Jean-Éric Hyafil, Amaru Mbape, Proposition de financement pour l’introduction d’un revenu universel en France, Rapport présenté par le Mouvement français pour un revenu de base (MFRB) à Europe-Ecologie Les Verts (EELV), février 2014, p. 7.

8 Baptiste Mylondo, op. cit., p. 35. 76

revenu universel lui-même. On voit que, pour financer sa proposition, Bap- tiste Mylondo propose un impôt proportionnel à taux fixe. Il précise toute- fois que grâce au versement d’un revenu universel non imposable, cet im- pôt proportionnel se traduirait dans les faits par un impôt progressif : son taux augmenterait avec les revenus.

Benoît Hamon, candidat socialiste à l’élection présidentielle française de 2017, propose lui aussi un revenu universel de 750 euros mensuels par personne. Même si, au cours de la campagne, il a revu ses prétentions à la baisse en suggérant d’en passer par un certain nombre d’étapes préalables : simple revalorisation du RSA à 600 euros mensuels et son extension à la tranche d’âge 18-25 ans, versement d’un complément d’activité pour tous les salaires inférieurs à 1,9 fois le SMIC. Il n’en demeure pas moins que le revenu universel reste l’objectif à terme. Si Benoît Hamon évoque, dans son programme9, un coût de 35 milliards d’euros pour la mise en place de la revalorisation du RSA et du complément d’activité, le coût global du re- venu universel tel qu’il est envisagé à terme sera lui compris entre 400 et 450 milliards d’euros. Pour le financer, il envisage une grande réforme fis- cale : individualisation de l’impôt sur le revenu, lutte contre l’évasion fis- cale, augmentation des impôts sur les hauts revenus et taxe sur les robots.

Ainsi, pour l’essentiel, le financement d’un tel projet passe par une aug- mentation massive des impôts. La création monétaire et la redistribution de la rente pétrolière sont elles aussi envisagées : est-il vraiment nécessaire d’argumenter contre ce dernier point dans un contexte de dérèglement cli- matique et de ravages écologiques engendrés par une croissance sans frein largement alimentée par les énergies fossiles ?

II -Les termes du débat

1-Les objections classiques

Bien plus qu’une réponse originale au problème du chômage de masse, le revenu universel, du moins dans sa version de gauche, est perçu comme une puissante incitation à remettre en question le sens du travail. Il doit permettre au travailleur d’avoir une prise réelle sur son travail, sur l’orga-

9 Le détail de ces mesures figure sur le site du candidat : https://www.benoithamon2017.fr/rue/

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nisation dans laquelle il s’inscrit, sur le sens qu’on doit lui donner. Faisant le constat que certains emplois ne sont pas nécessairement utiles à la socié- té, le travailleur doit pouvoir reprendre le contrôle et choisir les activités qui sont, pour lui, porteuses de sens. Il s’agit de donner aux individus un pouvoir accru dans la « sélection sociale des activités utiles ».10

Les objections classiques au revenu de base portent donc en partie sur la nature des activités qui pourraient être choisies par les travailleurs : cer- taines activités socialement utiles ne sont guère attirantes. Qui va se char- ger des travaux les plus pénibles (ramassage des ordures, travaux domes- tiques, etc.) ? Dans le cas particulier des travaux domestiques, qui sont en- core aujourd’hui assurés majoritairement par les femmes, le revenu univer- sel risque même de conforter une inégalité de genre puisque les femmes se- ront désormais « rémunérées » pour cette activité, légitimant une sépara- tion des tâches qui commençait à être contestée. En réponse, Baptiste My- londo propose d’abandonner l’injuste division du travail social en vigueur pour un partage plus équitable des tâches, voire de mettre en place un ser- vice d’intérêt général pour réaliser collectivement les tâches que plus per- sonne ne veut assurer seul11. Pourquoi pas ? Mais c’est acter l’échec du re- venu universel, et du pari qu’il fait sur les choix individuels de travailleurs libres de choisir leur activité, à résoudre ce problème, pour revenir à une solution politique, collective, de redéfinition des tâches et de partage du temps de travail.

Une autre objection est celle qui porte sur la rémunération de l’oisiveté intégrale ou, dit autrement, de toute activité strictement autocentrée sans apport ou bénéfice pour la société. Cette critique est justifiée par le fait que le revenu universel est financé en grande partie par l’impôt, et donc par les revenus du travail. Est-il juste que le travail de certains serve à financer le revenu d’autres personnes strictement occupées à ne rien faire ? Si la justi- fication du revenu universel est de rémunérer des travaux ou des apports non marchands (activités artistiques, éducation des enfants, création de lo- giciels libres, etc.), ce revenu reste tout de même corrélé à une activité (même non marchande). Dès lors comment définir une activité socialement utile ? Selon Baptiste Mylondo12, on peut dégager une définition négative

10 Ouvrage collectif du MFRB coordonné par Jean-Éric Hyafil, Revenu de base, un outil pour construire le XXIe siècle, Courtabœuf, éditions Yves Michel, 2016, p. 46.

11 Op. cit., p. 95.
12 http://iresmo.jimdo.com/2011/10/09/un-revenu-pour-tous/

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de l’utilité sociale : est utile à la société tout ce qui ne lui est pas nuisible et, à ce titre, sanctionné par la loi (établie démocratiquement). Cette ré- ponse ne fait que déplacer le problème car, en effet, la sieste n’est pas une activité nuisible à la société... Mylondo ne prend jamais en compte le cas de l’oisiveté intégrale rémunérée ou le cas d’activités strictement person- nelles sans aucun apport pour la société. Même s’il est toujours possible de faire une distinction entre travail productif contraint et travail de création artistique ou artisanal, le problème de l’oisiveté rémunérée reste posé.

2- Le problème de l’absence d’une théorie de la valeur

Le problème que nous avons soulevé, qui est celui du financement du revenu universel, suscite aujourd’hui un débat essentiellement technique sur les moyens d’y parvenir : généralement par l’impôt ou par la création monétaire. Mais en posant le problème de l’oisiveté intégrale rémunérée, nous voulons mettre l’accent sur un aspect qui est très peu abordé par les tenants et les opposants au revenu universel, celui de l’origine de la valeur.

Étant entendu que la valeur ne se crée pas ex nihilo, pour les écono- mistes classiques13 (notamment Ricardo et Marx) c’est nécessairement le travail qui est à la source de la création de toute richesse sociale. C’est le travail qui, en définitive, est redistribué à tous les membres de la société : pour Marx (livre 1 du Capital) la valeur est donnée par la quantité de tra- vail incorporée à la marchandise. Il fait toutefois une distinction entre va- leur d’usage et valeur d’échange : la valeur d'usage est l'utilité concrète du bien. La valeur d'échange est une propriété de la marchandise, la quantité de temps de travail nécessaire à sa fabrication, qui permet de la confronter avec d'autres marchandises sur le marché. L’analyse de la valeur, telle qu’elle est menée par Marx dans le Capital, concerne certes la valeur d’échange. Mais si l’on se réfère à un revenu de base, c’est bien que l’on reste dans une optique d’échange marchand. La valeur des biens qu’il est possible d’acquérir par le revenu universel est donc bien donnée par la quantité de travail abstrait incorporée à la marchandise.

13 L’école classique regroupe des économistes des XVIIIe et XIXe siècles, notamment Adam Smith, David Ricardo et Karl Marx. Ceux-ci pouvaient s’opposer sur le plan de la théorie économique, mais ils se rejoignent néanmoins par l’adhésion à l’idée que le travail est à la source de la valeur.

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Cela rend pour le moins compliqué un financement par l’impôt. En ef- fet, si l’objectif du revenu universel est de sortir de la logique productiviste en travaillant moins, cela signifie que le revenu national diminuera en pro- portion de la baisse de la quantité de travail abstrait généré par la société, et on voit mal comment on pourrait augmenter fortement les revenus distri- bués à chaque personne dans un contexte de baisse du rendement de l’im- pôt. Ce qui fait écrire à Jean-Marie Harribey qu’entre la réduction du temps de travail de tous, dans un emploi partagé pour sortir du chômage et du productivisme, et le revenu d’existence qui s’ajouterait aux salaires, il fau- dra choisir.14

On voit donc que le revenu universel n’est guère concevable dans le cadre de l’analyse marxiste, voire dans le cadre de l’analyse classique en général. Cela explique en grande partie les critiques de Jean-Marie Harri- bey et d’ATTAC.

Une autre proposition est symptomatique de cette absence de réflexion sur l’origine de la valeur, c’est celle qui consiste à financer le revenu uni- versel par la création monétaire. Notamment par ce que l’on appelle le quantitative easing pour le peuple, c’est-à-dire d’injecter, via la Banque centrale européenne, des milliards d’euros dans l’économie réelle, non pas en achetant massivement des actifs financiers sur les marchés comme elle le fait actuellement, mais en finançant directement des investissements pu- blics ou un dividende citoyen. Pour les classiques, et les monétaristes, cela ne ferait qu’augmenter la masse de la monnaie en circulation, faisant chu- ter sa valeur nominale, et provoquerait une très forte inflation.

De telles propositions de financement nous permettent sans doute de considérer le revenu universel comme un outil de relance de l’économie – en l’occurrence de maintien de la demande dans un contexte de chômage structurel massif – de type keynésien15. Et en effet, le postulat de la non-

14 Jean-Marie Harribey, « Il faut choisir entre revenu minimum et salaire minimum », Alternatives économiques, 26 juin 2016.

15 Pour Keynes, la monnaie n’est pas neutre. C'est-à-dire que les ménages peuvent choisir de conserver une partie de leur revenu et de ne pas le réinvestir immédiatement. Une politique de relance keynésienne vise, via une politique d’investissements publics, à augmenter la masse des revenus disponibles pour les ménages et donc à inciter à

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neutralité de la monnaie, qui peut être conservée pour elle-même, conduit à expurger toute idée de théorie de la valeur. Selon Nicolas Piluso, le langage de l’économie tel que le conçoit Keynes relève non pas du primat de la marchandise, dont la valeur serait donnée par la quantité de travail abstrait nécessaire à sa fabrication, ni de choix individuels, mais d’une création po- litique qui se cristallise dans la monnaie.16 Il n’est donc pas nécessaire de s’appuyer sur une théorie de la valeur, puisque Keynes lui substitue une théorie de la monnaie.

Cependant lorsque Keynes proposait l’embauche des chômeurs pour creuser des trous puis les reboucher, il n’était pas dupe. Il savait que ce tra- vail ne créerait rien par lui-même, mais il comptait sur le fait que les reve- nus de ces travailleurs stimuleraient l’activité et le travail productif ailleurs. Le revenu universel pourrait-il produire le même effet ? Selon Jean-Marie Harribey, ce serait le cas si ce versement anticipait un supplément de pro- duction. Or, par définition, le revenu universel s’abstrait de toute anticipa- tion puisqu’il est inconditionnel. Une activité inconditionnelle libre ne peut accroître le revenu national que si elle est validée socialement, par le mar- ché ou par décision politique collective.17 Affirmer le contraire revient en définitive à se rapprocher de la théorie néoclassique18.

En effet, l’approche néoclassique refuse l’idée que seul le travail crée collectivement les revenus monétaires distribués dans une société. La va- leur d’un bien provient de l’utilité subjective propre à chaque individu. Les prix, les quantités produites et la distribution des revenus sont définis natu- rellement par le marché, dont le rôle régulateur conduit à l’équilibre opti- mal du système économique.

dépenser l’argent thésaurisé. Il s’agit donc d’une politique de relance de l’économie par

la demande et non pas par l’offre.
16 Nicolas Piluso, « Postulat de la monnaie et théorie de la valeur chez Marx »,
Revue de

la régulation, 2014.
17 « Il faut choisir entre revenu minimum et salaire minimum »,
op. cit.

18 L’école néoclassique apparaît à la fin du XIXe siècle. Si cette école est libérale au sens où elle s’attache à étudier la formation des prix, du niveau de la production et des revenus à travers le mécanisme de l’offre et de la demande sur un marché, elle se distingue de l’école classique dans la mesure où ce n’est plus le travail qui est à l’origine de la valeur mais l’utilité marginale, c'est-à-dire l’utilité tirée de la consommation d’une unité supplémentaire du bien ou du service considéré. Le courant marginaliste a été fondé par Léon Walras, Carl Menger et William Stanley Jevons.

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L’absence persistante de réflexion approfondie sur l’origine de la valeur parmi les arguments en faveur du revenu universel ne fait en définitive que confirmer le voile pudique portant sur le non-dit de cette proposition : qu’il s’agit bel et bien d’un projet libéral. Le revenu universel a toutes les appa- rences d’une relance keynésienne mais il ne permet par définition aucune anticipation de production puisque les activités ainsi financées n’ont pas de validation sociale. Il ne peut donc trouver une justification que dans le cadre d’un refus de la valeur travail, doublé d’une grande confiance dans la capacité autorégulatrice du marché. Libéral au sens de la théorie écono- mique, le revenu universel est également une proposition libérale au sens politique, dans la mesure où la réponse au problème posé par le chômage de masse et la définition des activités socialement utiles est laissée à la libre appréciation de chacun et non pas à la délibération collective, poli- tique.

3- Aspects philosophiques

Discuter de la légitimité du revenu universel conduit nécessairement à poser la question de la centralité du travail dans nos sociétés. En schémati- sant un peu on voit que le revenu universel tire sa justification de la consta- tation, d’une part, du caractère profondément aliénant du travail salarié et, d’autre part, de la prise en compte de sa raréfaction, voire de sa complète disparition grâce aux formidables gains de productivité rendus possibles par les révolutions informatique et robotique. Dans une optique libérale, on l’a vu, la réponse passe plus volontiers par le revenu universel que par une réduction massive du temps de travail parce qu’il faut rémunérer de ma- nière inconditionnelle toutes les activités, y compris celles qui n’ont reçu aucune validation sociale, et anticiper une éventuelle disparition complète du travail productif.

Sur ce dernier point, les thuriféraires du revenu universel se réfèrent no- tamment à André Gorz : dans les années 1990, ce dernier souhaitait pro- mouvoir une nouvelle « économie de la connaissance » par la généralisa- tion du travail immatériel censé opérer une profonde subversion du capita- lisme. En effet, ce « capital connaissance » circulant librement et gratuite- ment produit des savoirs qui n’ont pas vocation à être des marchandises commercialisables sur le marché, entérinant la fin de la notion de valeur

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d’échange. Cependant, si le constat des mutations en cours dans les ma- nières de produire et d’échanger est incontestable, cela ne signifie pas que les emplois dit « productifs » disparaissent totalement. Le développement de l’industrie des services, et en particulier des services à la personne, n’a rien à voir avec l’économie immatérielle. Si les formes de production ont effectivement considérablement évolué, elles n’ont pas pour autant disparu et le nouveau régime du capitalisme continue à ponctionner l’essentiel de la richesse sociale.19

La pensée d’André Gorz est en réalité plus complexe. Il part en effet d’une conception marxiste du rôle du travail : il tient la question de la libé- ration du travail comme l’unique point de départ pour toute pensée de l’émancipation sociale.20 Mais son originalité vis-à-vis de la conception marxienne réside dans l’incorporation des concepts d’autonomie et d’hété- ronomie, inspirés de la pensée d’Ivan Illich21. Il existe selon lui deux modes de production, l’un, hétéronome, représente l’ensemble des activi- tés, coordonnées depuis l’extérieur par une organisation préétablie, dont la finalité échappera toujours à ceux qui les accomplissent. L’autre sphère, celle de l’autonomie, est celle des activités encore disponibles pour des fins toujours discutées et choisies, gouvernables par les individus eux-mêmes. Ainsi, puisque aujourd’hui le travail social productif dans son ensemble est devenu la sphère de l’hétéronomie, les individus ne peuvent espérer trou- ver un épanouissement et des activités libres et autonomes qu’en dehors du temps de travail, dont il faut réduire la durée au maximum. Gorz s’inspire également de Sartre, et notamment de la critique de la raison dialectique, quand il estime que ces deux sphères sont intimement liées. En effet, si ce sont les conditions d’existence sociale qui déterminent les individus, celles-ci sont elles-mêmes le produit de la libre activité de ces individus. Cependant cette production collective ne se confond pas avec la finalité po- sée par chaque individu. En effet chaque volonté et action particulière est détournée de sa finalité propre par l’action des autres et retombe dans un

19 Robert Castel, « Salariat ou revenu d’existence ? Lecture critique d’André Gorz », La vie des idées, 6 décembre 2013.

20 Richard Sobel, « Le règne de la nécessité borne-t-il l’émancipation sociale ? », Revue économique, mars 2011.

21 Christophe Fourel & Françoise Gollain, « André Gorz, penseur de l’émancipation », La vie des idées, 3 décembre 2013.

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vaste système inerte dont les nécessités se réalisent par agrégation de l’en- semble des actions particulières. Il est donc impossible d’autogérer le pro- cessus social de production dans sa globalité. Ainsi, il n’est jamais question chez André Gorz de disparition complète du travail productif contraint, c'est-à-dire de la sphère de l’hétéronomie. La recherche de l’autonomie possède un caractère asymptotique, elle est un but vers lequel tendre. L’in- dividu se produit contre les limites qui sont imposées à son autonomie, comme la réduction de son identité à son métier ou encore la définition de ses besoins par une administration.22

C’est en ce sens qu’André Gorz appelait à sortir du travail : il faut re- conquérir de l’autonomie en réduisant la part de la sphère de l’hétérono- mie.

Cependant, même sans le soutien théorique d’André Gorz, l’illusion de la fin totale du travail productif persiste grâce à l’argument de la révolution robotique. Les robots seraient les esclaves modernes qui libéreraient entiè- rement l’humanité de toute tâche productive, permettant à chacun de s’adonner à de plus nobles activités.

Si l’on veut bien sortir de cette conception hors-sol de l’économie, on admettra toutefois qu’une société d’oisiveté totale est impossible, et pour qu’il y ait autofinancement ou redistribution par l’impôt, il faut qu’il y ait une création de richesse initiale. Les machines elles-mêmes ont besoin d’énergie, d’entretien, etc. En définitive, elles ne sont pas autre chose que du travail accumulé.

Le progrès technique, à l’origine d’importants gains de productivité et générateur de chômage, n’est pas un phénomène nouveau. Marx l’avait dé- jà perçu dès le XIXe siècle, lorsqu’il parlait de « baisse tendancielle du taux de profit » : les capitalistes sont tentés d'accroître leurs capacités de pro- duction par des innovations technologiques pour obtenir un avantage tem- poraire sur leurs concurrents. Il s'ensuit qu'ils substituent des machines à la main-d'œuvre dans la composition générale du capital. Or, pour Marx, la plus-value est la valeur du travail non payé et le taux de profit est le rap-

22 Ibid. 84

port entre la plus-value et le capital. Comme il n'est pas possible de baisser le coût des machines, contrairement au coût du travail, cela entraîne une baisse tendancielle du taux de profit qui provoque des crises. Cependant, Marx dit qu'il existe des contre-tendances à cette baisse. Les capitalistes tentent de la compenser en accroissant leurs débouchés (impérialisme) ou en augmentant le taux de plus-value (en baissant les salaires), et on pourrait envisager un état stationnaire, mais le problème est que la substitution du travail par le capital engendre de plus en plus de chômage, une armée de réserve de travailleurs, ce qui conduit inexorablement la société vers des conflits sociaux.

Considérer que la révolution robotique constituerait une rupture décisive qui permettrait d’en finir avec le travail est une illusion. Une telle révolu- tion s’inscrit en définitive dans la continuité du progrès technique, généra- teur de chômage et améliorant toujours plus le rapport de force en faveur de l’employeur.

S’il faut remplacer les prestations sociales par un revenu de base, le pro- blème n’est pas celui de l’instauration d’un revenu universel mais plutôt celui de la répartition équitable des richesses... Qui restent toujours en der- nière instance générées par le travail ! Mais là encore, s’il faut répartir équitablement, il est sans doute moralement préférable que cette richesse soit créée par tous (mais en y consacrant le moins de temps possible) plutôt que par certains pour le bénéfice de tous !

La métaphore des esclaves robotiques, que nous avons évoquée plus haut, n’est pas complètement vaine puisque certains argumentaires font ef- fectivement référence à la citoyenneté antique en Grèce, selon laquelle l’homme libre ne travaille pas et se consacre à la contemplation ou à la po- litique. En effet, selon Aristote, l’institution de l’esclavage pouvait se justi- fier par l’obligation de sacrifier la liberté d’une certaine catégorie d’hommes pour permettre à d’autres de se libérer de l’asservissement à la nécessité.

Cette référence à la Grèce antique peut se comprendre puisqu’elle de- meure aujourd’hui une inestimable source d’inspiration politique et philo-

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sophique. Mais il ne faut pas oublier que, à l’instar des autres civilisations qui lui étaient contemporaines, la civilisation grecque était aristocratique et esclavagiste. Dans la mesure où la robotisation intégrale ne permettra ja- mais d’en finir avec le travail, et n’est d’ailleurs pas souhaitable dans une société d’a-croissance, un revenu pour tous (sans distinction mais néan- moins trouvant son origine dans le travail) permettrait effectivement à cer- tains d’avoir le loisir de « philosopher » pendant que d’autres assureraient les nécessaires tâches productives... Retour à Athènes en effet !

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Sur les fondements idéologiques et les destinées politiques du revenu d’existence

Quentin, de Lieux Communs

« Pour que l’illusion moderne de la Gauche marche, il faut que le partisan de la Gauche coopère activement à sa propre mystification, y mette du sien, pallie les contradictions flagrantes et les stupidités manifestes de la propagande des partis, s’invente des raisons et des rationalisations, bref : participe. Dans un domaine du moins, on aurait tort d’accuser les partis de Gauche d’être hypocrites lorsqu’ils parlent d’autogestion : ils font ce qu’ils peuvent pour encourager l’autogestion de la mystification, l’auto-mystification

de leurs partisans. » Cornelius Castoriadis1

Depuis la crise financière de 2008, et plus encore depuis qu'il a été évo- qué lors la campagne présidentielle de 2017, le principe du versement tout au long de la vie d'un revenu découplé de l'emploi semble sortir de la mar- ginalité.

En discuter les tenants et les aboutissants est d'autant plus difficile qu'il existe un nombre important de variantes qui reflète bien la complexité de ce dont il est question. On trouve les origines d'une telle mesure chez des républicains (Thomas Paine en 1797), des révolutionnaires (Charles Fou-

1 « Illusion et vérité politiques » [1978-1979] dans Quelle démocratie ? Écrits politiques 1945-1997, tome 2, p. 30, éditions du Sandre, 2013.

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rier, 1830), des industriels (Jacques Duboin vers 1930) ou des libéraux (Milton Friedman, 1962) et on la trouve aujourd'hui défendue sous diffé- rentes formes par des écologistes et des décroissants (José Bové, Yves Co- chet, Daniel Cohn-Bendit), des communistes (André Gorz, Bernard Friot, la revue Multitudes), des oligarques (Benoît Hamon ou Nathalie Koscius- ko-Morizet), des libéraux (Frédéric Lefebvre, Charles Murray ou Gaspard Koening), des nationalistes (Bruno Lemaire), des chrétiens (Christine Bou- tin) ou des féministes (Mona Chollet, Samira Ourdi), et contestée par les mêmes familles politiques (de Jean-Marie Harribey à la CGT ou au NPA, de Dominique Clerc à ATD Quart-Monde). Ses modalités se déclinent presque à l'infini, accolant un nom commun (revenu, dotation, allocation, dividende, salaire, crédit) et un adjectif (universel, garanti, suffisant, in- conditionnel, social, d'autonomie, d'existence, de citoyenneté, de base, à vie, etc.). Enfin, le projet a été expérimenté ou mis en place par des gouver- nements sous différentes variantes comme aux États-Unis (Mincome en 1968), en France (RMI en 1988), au Brésil (2002), à Macao et en Namibie (2008), en Iran (2010), au Koweït (2012) et aujourd'hui en Finlande (2017).

Cette situation singulière étant souvent présentée comme un bouillonne- ment prélude à une recomposition politico-idéologique autour d'une « uto- pie à portée de main »2, bien que grevée d'une ambivalence fondamentale évidente, elle mérite examen.

L'approche ici présentée n'est pas « technique »3, bien que des questions importantes de cet ordre se posent et permettent de distinguer, à leur ma- nière d'y répondre, les différentes versions d'une même idée fondamentale. C'est plutôt cette dernière qui nous intéresse puisqu'il s'agit ici d'en com- prendre les impasses, les soubassements, pour tenter d'en dégager les des- tins possibles.

Nous commencerons donc par tenter de confronter sa dimension si at- trayante aux réalités fort désagréables du monde d'aujourd'hui pour essayer ensuite d'en dégager les dimensions idéologiques. La dernière partie sera consacrée à une interrogation sur les avenirs possibles d'un tel projet.

2 Titre du dossier consacré à la question du Monde Diplomatique de mai 2013.
3 Le recueil
Contre l'allocation universelle (Mateo Alaluf & Daniel Zamora (dir.), Lux

Éditeur 2016), par exemple, contient des réfutations efficaces, essentiellement historiques et économiques.

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Une utopie irrésistible : la Rente Universelle

Plutôt que de se perdre dans les méandres infinis des formes et des ver- sions de ce revenu versé à vie4, nous partons de sa version « haute », la plus désirable, la plus idéale, la plus fantasmée, la plus « utopique », si l'on veut.

D'abord parce que l'idée et l'incarnation d'un projet de société se sont lit- téralement décomposées depuis le naufrage qu'a été le XXe siècle, alors même que l'humanité est aujourd'hui embourbée dans de multiples im- passes dont il faudrait se dégager par des conceptions et des pratiques de rupture radicales5. Ensuite, parce que c'est elle qui est avancée, rêvée, dési- rée par certains milieux dont nous nous sentons le moins éloigné et qu'elle nous semble un leurre. Enfin, il s'agit, en forçant le trait, de faire ressortir de cette idée les éléments fondamentaux, les lignes de force directrices, les grandes orientations, que cet angle pourrait permettre, au fil du raisonne- ment, de dégager, tout en s'acheminant vers un peu plus de « réalisme » – du moins ce que l'on appelle ainsi.

Cet aspect «utopique» s'énonce facilement: ce versement devrait tendre à devenir universel (versé à tous sans distinctions d'âge, de statut, de nationalité...), inconditionnel (rien n'est demandé en retour), individuel (ab- sence de critères familiaux ou conjugaux), cumulable (à un salaire, des al- locations, etc.), égalitaire (taxé sur les plus hauts revenus) et, évidemment, d'un montant maximal. Énoncé ainsi, le projet présente des arguments aux- quels il est difficile de rester indifférent : éradication de la pauvreté, du chômage et de la précarité économique, élargissement des protections so- ciales, énorme simplification administrative, transformation radicale du travail, dépassement de la croissance, voire sortie du capitalisme, réappro- priation du temps et libération de la créativité collective et individuelle. Cet

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Le lecteur trouvera deux versions « réalistes » qui s'opposent aujourd'hui dans le Liber de Gaspard Koening et Marc de Basquiat, du « think tank » libéral Génération libre, et le droit au revenu inconditionnel de Baptiste Mylondo, qui a la faveur des écologistes et de la « Gauche ». Le Mouvement Français pour le Revenu de Base semble servir de navire amiral.

Voir notre modeste participation à ce chantier titanesque dans Démocratie directe : principes, enjeux, perspectives (brochures n° 20, 20 bis et 20 ter, Collectif Lieux Communs, avril 2013, mai 2014, janvier 2015), recueil de textes axés autour du projet de démocratie directe, de redéfinition collective des besoins et d'égalité des revenus... Tous nos textes sont consultables en ligne sur collectiflieuxcommuns.fr.

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horizon plus écologique, plus égalitaire, plus juste, bref plus humain sonne comme une sortie de la préhistoire – voire de l'animalité – par la fin de la malédiction du travail qui semble accabler l'humanité depuis la Création. Et les fausses objections se balayent facilement : le pays, le monde même, est riche, d'une richesse bien injustement répartie, héritée de siècles de pro- grès anonymes, aujourd'hui effectivement imputable au comportement quotidien de tout un chacun (le General Intellect de Karl Marx cher à Mul- titudes). Et l'on ne voit définitivement pas comment un bénéficiaire lisant un livre, jardinant ou méditant sur un banc pourrait être plus nuisible qu'un plein temps de publicitaire, de journaliste, de banquier ou d'industriel contemporains qui ne survivent qu'en parasitant en permanence la sphère publique et en pillant les finances non moins publiques à coups d'exonéra- tions fiscales, de subventions, de plans de relance ou de recapitalisation.

Cet idéal, chacun de nous le partage à des degrés divers tant il fait écho à une promesse mythique qui semble nous avoir été faite d'en finir un jour avec la nécessité pour jouir enfin d'une Rente Universelle. C'est donc ce dernier terme qui sera ici retenu pour évoquer la dimension fantasmatique que revêt ce projet, et ce choix devrait s'éclairer au fil de la lecture. Cette « utopie » est effectivement facilement concevable et ne semble irréali- sable que par la difficulté que nous aurions à l'imposer face à l'inertie am- biante. Sans sous-estimer la question du rapport de force, sur laquelle nous reviendrons, il faudrait d'abord s'attarder sur la désirabilité réelle du projet d'allocation universelle en la confrontant à nos réalités d'aujourd'hui.

I – De l'utopie aux réalités

Cette confrontation de l'idéal avec la réalité n'a pas pour but de le décla- rer infaisable – il ne l'est pas, comme on le verra – mais bien de révéler ses postulats, ses allants-de soi, son imaginaire.

1 - Des richesses inépuisables... sur une planète en cours de dévastation

Le principe de la Rente Universelle est d'assurer une meilleure réparti- tion des richesses créées par une société, et il reformule en ce sens une très vieille et très honorable revendication sociale. Mais, depuis quelques dé- cennies, ont surgi des questions de plus en plus pressantes, jusqu'à en deve- nir alarmantes, concernant les ressources matérielles utilisées pour la pro-

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Cf. « Le monde est un polder : qu'est-ce que cela implique pour nous aujourd'hui ? » dans Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard 2006, p. 738-792.

Voir les rengaines éternelles sur d'hypothétiques « voitures propres » et l'ahurissement, que l'on espère surjoué, de chacun face au Dieselgate des moteurs truqués par les constructeurs pour esquiver les contrôles, ou encore le scandale permanent de l'industrie agro-alimentaire, qui resurgit spasmodiquement.

Voir la grande fresque dressée par Matthieu Auzanneau, Or noir. La grande histoire du pétrole, La Découverte 2015, ainsi que le blog de l'auteur, Oil Man, chroniques du début de la fin du pétrole (http://petrole.blog.lemonde.fr/), qui tente de lier ressources énergétiques et rythmes économiques.

duction de cette richesse : c'est évidemment la question écologique.
Toute notre économie repose sur un appareil productif conçu pour un monde infini, où les nuisances issues de la transformation d'une matière considérée comme inépuisable disparaissent dans l'immensité terrestre – les fameuses « externalités ». Les limites physiques de la planète que les sociétés industrielles rencontrent depuis plus d'un demi-siècle ne cessent d'invalider ces axiomes, et chacun sait la
dévastation à laquelle cet aveu- glement nous conduit – sans même évoquer le pillage du sous-sol de pays du « tiers monde ». Jared Diamond a tenté de classer les « problèmes d'en- vironnement » en quatre grands ensembles6 : la destruction des ressources naturelles (destruction des habitats, surpêche, perte de biodiversité, des- truction des sols), le plafond des ressources naturelles (énergie, eau douce, photosynthèse), la prolifération des produits dangereux (éléments chi- miques et radioactifs, les espèces invasives, les gaz atmosphériques) et la conduite humaine (niveau de consommation et pression démographique). C'est évidemment sur cette dernière et ses deux composantes irréductibles que les politiques publiques pourraient jouer, mais ils l'ignorent superbe- ment, tenant de graves discours passagers destinés à un créneau électoral

ou proférant des promesses rassurantes qui ne sont que dénis7.
La course à l'effondrement ne sera freinée que par la déplétion énergé- tique, déjà entamée puisque le pic pétrolier semble passé autour de 2010. Car c'est cet « or noir » qui a fourni à l'Occident le ressort de sa puissance croissante au cours du XX
e siècle, par ses qualités inégalées8. L'improbabi- lité de son remplacement par une énergie/ matière de substitution à produc- tivité égale ne peut qu'entraîner une raréfaction dont le premier effet sera de priver l'agriculture industrielle de ses rendements actuels puisqu'ils dé- pendent de toute la chaîne industrielle, des intrants au transport en passant

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par le machinisme9. Même dans l'hypothèse d'un basculement dans un monde intégralement nucléarisé, c'est également toute la technosphère et ses innombrables machines, ces « esclaves mécaniques » qui ont démulti- plié la productivité du travail humain en deux siècles, qui seront marginali- sées. Plus affolant, derrière le « peak oil » se profile le « peak all », l'épui- sement de toutes les ressources minérales à commencer par le cuivre, le zinc, l’or et l’uranium, qui condamne toutes les filières de production ac- tuelles.

Il est donc délicat, dans cette situation où l'humanité joue rien de moins que sa survie biologique, de maintenir la seule revendication d'une simple redistribution des richesses, et quelle qu'en soit la forme (allocation, gratui- té ou expropriation). Sans être le moins du monde incompatible, ce qui s'annonce serait plutôt la refondation des processus de production qui, qu'on le veuille ou non, replacera le travail humain et la force animale au centre de l'économie. Bien plutôt que le Welfare State que voudrait étendre le revenu d'existence, c'est bien le Workfare qui est devant nous, voire le Warfare...

2 - Se désaliéner du travail et de la croissance... par l'augmentation de la

productivité

L'idée de dissocier le revenu du salariat repose sur le principe immémo- rial qu'à partir du moment où le travail dégage un surplus, il est possible d'allouer un revenu à ceux qui ne participent pas directement à la produc- tion (historiquement, les fonctions éducatives, guerrières et religieuses). Et par conséquent, plus le salariat est productif, plus la Rente Universelle aura un montant élevé et/ou pourra être versée à un plus grand nombre de per- sonnes : il est donc consubstantiel à ce projet de valorisation du temps « li- béré du travail » que le salariat non seulement maintienne sa productivité, mais l'augmente sans cesse – même à production constante.

Il faudrait lister tous les facteurs de productivité et se persuader qu'il faudrait non seulement reconduire mais décupler tous ces dispositifs mobi- lisés pour faire faire un maximum de choses à un minimum de gens en un minimum de temps avec un minimum de moyens. C'est essentiellement

9 Voir le livre très documenté de Hugues Stoeckel La faim du monde. L'humanité au bord d'une famine globale, Max Milo, 2012.

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l'automatisation du travail, entendue comme l'introduction des machines dans le processus de production et comme rationalisation des gestes et comportements du travailleur – autrement dit la tendance à sa réification. C'est ici toute l'histoire du salariat qu'il faudrait rappeler, l'expulsion du tra- vailleur en tant qu'être sensible, créateur et intelligent hors de sa tâche quo- tidienne désormais aliénée au chrono, à la machine, au règlement de l'usine et aujourd'hui au manager, au protocole et au software des open-space10. Augmenter la productivité c'est, dans nos sociétés actuelles (i. e. dans leur cadre mental, idéologique, imaginaire), la prolifération de toutes les tech- nologies numériques ou digitales qui industrialisent un peu plus chaque jour un monde du travail qui empiète progressivement sur la vie privée, gé- néralisent la surveillance de masse et rongent la vie psychique par le cou- plage de l'impératif de « créativité », aujourd'hui explicite, et de celui de la discipline de travail. L'intériorisation par le travailleur isolé de cette contra- diction fondamentale du capitalisme, autrefois résolue par feu l'équipe de travail,11 se double de cette « honte prométhéenne » de l'humain dé- faillant12, à la fois dépressif et hyperactif, face aux microprocesseurs qui doublent régulièrement leur puissance et multiplient plus rapidement en- core leur convivialité.

10 Sur les derniers progrès du management et son extension à toutes les sphères d'activités, on lira Jean-Pierre Le Goff, La barbarie douce. Essai sur la modernisation de l’entreprise et de l’école, La Découverte, 1999, ainsi que le classique Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard 1999.

11 On lira facilement dans Souffrance en France. La banalisation de l'injustice sociale (Christophe Dejours, Seuil 1998) la transposition sur le terrain mental d'une contradiction qui était auparavant sociale et que Castoriadis formulait ainsi en 1961 :
«
L’organisation capitaliste de la société est contradictoire au sens rigoureux où un individu névrosé l’est : elle ne peut tenter de réaliser ses intentions que par des actes qui les contrarient constamment. Pour se situer au niveau fondamental, celui de la production : le système capitaliste ne peut vivre qu’en essayant continuellement de réduire les salariés en purs exécutants – et il ne peut fonctionner que dans la mesure où cette réduction ne se réalise pas ; le capitalisme est obligé de solliciter constamment la participation des salariés au processus de production, participation qu’il tend par ailleurs lui-même à rendre impossible. » (« Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » dans La Question du mouvement ouvrier. Tome 2, Écrits politiques, 1945-1997, éditions du Sandre, 2012.)

12 L'expression vient bien sûr de Günther Anders. Cf. L'Obsolescence de l'homme, 1, trad. Christophe David, éditions Ivrea et éditions de l'Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2002.

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Certes, une désertion généralisée des salariés permise par un revenu de base pourrait provoquer une pénurie de main-d'œuvre, mais il n'aura échap- pé à personne que si le problème ne date pas d'hier13, il a été résolu avec ef- ficacité par les miracles de la mondialisation, c'est-à-dire l'immigration lé- gale ou illégale et la délocalisation, deux facteurs de croissance souvent oubliés. Comme semble oublié que les filières des appareils productifs eu- ropéens, secrets de fabrication issus de siècles d'innovation et d'inventivité, ont été vendues aux puissances émergentes14. L'objection assénée est confondante : il s'agirait de miser sur une « automation généralisée », sans réaliser que cette « utopie » chère aux années d'après-guerre a engendré notre société de zombies hyperconnectés, rêvant d'utérus artificiel, de can- cers nano-traités et d'humanité « augmentée » par le transhumanisme15 – il n'y aurait donc qu'un pas du General Intellect à l'Intelligence Artificielle ?

Le projet de Rente Universelle promet une sortie du travail en entéri- nant, voire en renforçant, les aspects qui ont progressivement vidé celui-ci de tout intérêt et surtout de tout sens16, renouvelant en catimini les impéra- tifs de croissance, et semblant même prêt à l'étendre à la société tout en- tière.

3 - Pour une société du temps libre... et l'industrialisation de l'existence

La perspective la plus attrayante de la Rente Universelle est sans doute la libération du temps libre pour ses bénéficiaires. C'est le temps de la par- ticipation à la création de richesses communes existantes ou encore insoup-

13 C'est précisément la situation provoquée par la « loi sur les pauvres », la célèbre Speenhamland mise en place en Grande-Bretagne en 1795 et qui a provoqué son abolition en 1834. Voir Karl Polanyi « Speenhamland, 1795 » dans La Grande Transformation, Gallimard 1983 [1944], p. 128 sqq.

14 Cf. Préliminaire à toute réflexion sur les troubles en cours et à venir, Guy Fargette, janvier 2009 (https://collectiflieuxcommuns.fr/182-preliminaire-a-toute-reflexion-sur). 15 Au point qu'il est sérieusement envisagé de financer la Rente Universelle par une taxe

sur les robots... Cf. « Le Parlement européen adopte un texte sur le statut des robots », Elsa Trujillo, lefigaro.fr, 15.02.17. Et on ne s'étonnera pas que la Silicon Valley s'intéresse de près à l'idée de Rente Universelle. On lira les mises en garde de Pascal de Lima dans « Comment éviter de "sombrer dans le totalitarisme technologique" », Le Monde, 19.04.17.

16 Constat qui s'est étendu au grand public après Mai 68. Cf. par exemple Jean Rousselet ; L'allergie au travail, Seuil 1974.

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çonnées pour les marxistes et néomarxistes, celui de l'invention de modes de vie alternatifs pour les décroissants – surgissement de la créativité col- lective pour tous.

Deux arguments résolument contradictoires – participation pleine et en- tière à l'économie pour les uns, subversion et sabotage à long terme pour les autres – qui ne le sont pas pour tout dialecticien qui se respecte et fait fi d'une âpre réalité : le fait que si le travail n'a plus de sens, le temps hors tra- vail ne peut pas en avoir davantage. C'est, concrètement, l'omniprésence de l'industrie du loisir et du divertissement, peut-être la première en impor- tance aujourd'hui, qui a émergé en imbrication avec la société de consom- mation au fil de la réduction du temps de travail17. Ce qui est annoncé dé- magogiquement comme une confiance indéfectible en l'intelligence créa- tive des gens revient cyniquement, en l'état actuel des choses, à les livrer pieds et poings liés à l'économie du « temps de cerveau disponible » qui a façonné notre époque de conformisme généralisé et d'analphabétisme poli- tique. Les célèbres trois heures et demie quotidiennes passées devant l'écran de télévision baissent aujourd'hui, mais au profit du temps « en ligne », impossible à comptabiliser tant il est entrelacé avec le reste de la vie « sociale », qui se transfère d'ailleurs elle-même de plus en plus sur les « réseaux sociaux » électroniques. L'économie, de surcroît « numérique » ou « immatérielle », éventuellement rebaptisée « de la connaissance » ou « capitalisme cognitif », tend à englober et à faire profit de toutes les fa- cettes de la vie humaine, jusqu'aux plus intimes, en les transformant d'un côté en « Big Data », de l'autre en tittytainment : de la lecture (ou ce qu'il en reste...) au jardinage ou au bricolage, du sport à la masturbation, du spectacle de la violence symbolique ou réelle à la « fête »-spectacle, de la toxicomanie légale ou illégale à la Culture touristico-muséique18, de la re- cherche d'amis au besoin de solitude, de l'angoisse à la jouissance, de la procréation à la mort. Certes, on peut se résigner au cauchemar climatisé qu'est cet accaparement total de nos existences enfin rentabilisées en exi- geant une compensation financière, les jeux n'allant jamais sans le pain...

17 Sur la nature de la culture mass-médiatique et l'émergence symétrique des « contre- cultures », l'essentiel semble avoir été dit par Jean Baudrillard dans La société de consommation [1970], Gallimard 1986.

18 On lira par exemple, sur le culte de la Culture et son monopole par la machinerie étatique, L'État culturel. Essai sur une religion moderne, de Marc Fumaroli, Éditions de Fallois, 1991.

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Plus grave, l'extase provoquée chez certains théoriciens par le règne d'internet masque un fait massif, et tu : jamais dans l'histoire de l'humanité n'importe quel quidam n'a eu accès à autant d'œuvres, de connaissances, de savoir-faire, de groupes humains produits par dix mille ans d'histoire mon- diale et jamais la création artistique, philosophique ou scientifique n'a été aussi nulle. Tout ce qui se donne pour Arts et Sciences contemporains n'est, au mieux, que la continuation fatiguée et mécanique d'un élan et d'une splendeur passés, au pire destruction méthodique19 – et c'est ainsi qu'ils res- teront dans l'histoire, si historiens il existe encore. Encore moins discutable le fait que depuis l'après-guerre, grosso modo, plus aucun imaginaire poli- tique, y compris dans les franges et les marges, ne s'oriente plus vers une autre organisation sociale, une autre société. Il faut reconnaître cette conjonction (qui n'est nullement nécessité) que cette montée de l'insigni- fiance, décelée dès l'après-guerre20, est allée de pair avec l'émergence de la société de loisirs... Finissons de rendre cette lecture insupportable en rap- pelant que ce sont des travailleurs des XIIIe, XIXe et du début du XXe siècle, à la tâche depuis l'âge de 8 ans, enchaînant des journées de 10 ou 12 heures, qui la nuit, à la lueur des bougies, se sont auto-alphabétisés, ont créé des sociétés de correspondance et des bibliothèques publiques, des as- sociations et des mutuelles, des assurances maladie, des caisses de retraite, des coopératives, des syndicats, et qui, en visant l'instauration révolution- naire d'une civilisation régie par l'égalité, la justice sociale et la liberté, ont modelé la société et ses innombrables dispositifs d'émancipation qui pa- raissent si évidents aujourd'hui21.

19 Cf. Transformation sociale et création culturelle [1979] de C. Castoriadis (dans Fenêtre sur le chaos, Seuil, 2007) : « Je propose simplement au lecteur l’expériment mental suivant : qu’il s’imagine posant, entre quatre yeux aux plus célèbres contemporains cette question : vous considérez-vous sincèrement sur la même ligne de crête que, Mozart, Beethoven ou Wagner, que Jan van Eyck, Velázquez, Rembrandt ou Picasso, que Brunelleschi, Michel-Ange ou Frank Lloyd Wright, que Shakespeare, Rimbaud, Kafka ou Rilke ? Et qu’il imagine sa réaction, si l’interrogé lui répondait : oui. »

20 Notamment par l'École de Francfort.
21 L'évidence de ce fait n'a d'égal que l'ignorance croissante dont il fait l'objet. Sur

l'univers du mouvement ouvrier, la bible reste Edward Palmer Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise [1963], Points 2012. On pourra également lire Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier [1981], Pluriel 2012, qui s'en est largement inspiré.

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Peut-être la mise en place d'une Rente Universelle relancera-t-elle ce vaste mouvement d'auto-transformation de la société aujourd'hui disparu22. Mais on est en droit, lorsqu'on a côtoyé (ou été) chômeur heureux, inter- mittent créatif, allocataire handicapé, retraité actif, rentier militant, femme au foyer entretenue ou encore associatif subventionné, de douter quelque peu que le réveil des peuples soit une question de disponibilité horaire...

4- Pour une société fraternelle... en voie de dislocation

Le projet de Rente Universelle prend acte, à raison, de la disparition ten- dancielle du lieu de travail comme espace de socialisation, de reconnais- sance, de solidarité, de fraternité : il s'agirait alors par ce biais de rendre ces valeurs à la société tout entière par l'inconditionnalité, moteur de la convi- vialité, de la coopération et de la complémentarité des tâches et de chacun avec tous.

Mais si les lieux de socialisation ont été, depuis longtemps, la famille, le voisinage et le travail, force est de constater que leur dissolution lente mais certaine a laissé place à un vide – un vide vite rempli par le rien du « cybe- respace ». Les liens familiaux, résidentiels, professionnels et affinitaires, ce que l'on appelle le « tissu social », ne cessent de se distendre au rythme de la dépolitisation sous les tirs croisés de l'affaissement des identités ou- vrières, de la disparition de tout projet de société, de la rivalité consumé- riste, de l'urbanisation, de la mobilité et de l'informatisation. Cette atomisa- tion sociale se traduit par un « déclin de l'institution »23 au profit d'accords inter-individuels où disparaît la notion d'intérêt général, au point que les dispositifs de solidarité s'effritent peu à peu sous les coups redoublés du pillage oligarchique, du corporatisme et de l'émiettement des solidarités concrètes. Depuis que la privatisation, le repli sur la « sphère privée » diag-

22 C'est la perspective béate, tellement partagée, d'une Camille Bosquet malgré sa référence si proche des nôtres... « Le revenu de base comme projet d’autonomie, écho à la pensée de Cornelius Castoriadis », 23.03.17 (https://blogs.mediapart.fr/camille- bosquet/blog).

23 François Dubet ; Le déclin de l'institution, Seuil, 2002. Si l'auteur dresse des constats irréfutables, on reste dubitatif face aux « solutions » contractuelles qu'il esquisse et qui semblent être le produit de son volontarisme universitaire de fonction.

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nostiqué précocement24, a débouché sur la formation d'une foule solitaire, d'un désert surpeuplé, s'est forgé l'individu correspondant : à la fois isolé, indifférent et égoïste, fier d'être qualifié d'« individualiste », même s'il meurt sans pouvoir citer un seul choix authentiquement personnel qu'il au- rait pu poser durant son existence.

Le type anthropologique contemporain, tel qu'il émane depuis deux ou trois générations, et dont la fonctionnalité devient d'ailleurs discutable, y compris du point de vue capitaliste lui-même, forme-t-il encore une société ou un agrégat d'acteurs sociaux ? Dépourvues de tout horizon politico-so- cial désirable, les populations se fragmentent progressivement selon de multiples lignes de fractures, tant sociales que spatiales et, de plus en plus au fil des mois, ethniques et religieuses. La « société d'étrangers » compo- sée de masses anonymes s'entrecroisant n'est plus, dans les grandes villes, une image : le projet oligarchique d'instaurer en Occident un multicultura- lisme25 finit d'exploser toute cohérence sociale, culturelle, anthropologique, voire linguistique. L'unité profonde autrefois ressentie, racine de toute fra- ternité, s'étayant sur un mélange de patriotisme, de conscience de classe et d'héritage culturel, se fissure en lobbies et communautarismes. Le quant-à- soi, l'entre-soi et le sauve-qui-peut produisent des personnalités radicale- ment nouvelles pour lesquelles la vie en société est non seulement devenue une contrainte à compenser par l'obtention de « droits » infinis26 mais porte maintenant le danger de la dissolution d'un Moi infiniment narcissique dans un magma indifférencié27.

Dans ce contexte, il est tout sauf évident que l'instauration d'une Rente Universelle rétablira un lien social disparu, celui-ci ne se créant jamais ex nihilo, mais bien à propos de, autour et selon un projet collectif, fût-il ta- cite. Il se pourrait, bien au contraire, que se renforce le formalisme judi-

24 Le livre de David Riesman, La Foule solitaire. Anatomie de la société moderne (Arthaud 1992) date de 1950... Une reprise plus récente et brillamment mise en perspective a été faite par Marcel Gauchet dans « Essai de psychologie contemporaine » dans La démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002.

25 Sur la genèse de ce projet multiculturel comme substitut idéologique pour une oligarchie convertie au gauchisme culturel, voir Mathieu Bock-Côté ; Le multiculturalisme comme religion politique, éditions du Cerf, 2016.

26 Cf. M. Gauchet ; La démocratie contre elle-même... op.cit.
27 Sur ces questions, les ouvrages de Christopher Lasch restent des références: La culture

du narcissisme, Champs 2006 [1979] et Le moi assiégé. Essai sur l'érosion de la personnalité, Climats 2008 [1984].

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ciaire qui semble constituer aujourd'hui le seul ciment social qui tienne en- core ensemble une société qui se défait. L'idée de « payer » pour les « autres » pourrait vite devenir insupportable, et celle de recevoir se vivre non sur le mode du don mais sur celui du dû, de la contrepartie, de l'indem- nisation, du dédommagement28.

Le monde de la Rente Universelle n'est pas le nôtre

Que ressort-il de ce panorama, aux traits à peine forcés ? L'idéal qu'est le projet d'une Rente Universelle se heurte à des réalités concrètes qui la rendent non pas inapplicable, on le verra, mais pour le moins inadaptée. Ce n'est pas tellement que sa mise en œuvre poserait des problèmes : c'est qu'elle ne répond en rien aux effondrements en cours, tant elle ne contre- vient, en elle-même, à aucune de leurs causes, voire les renforce. Il est donc difficilement concevable que cette mesure, toutes choses égales par ailleurs29, puisse entraîner la révolution écologique que prônent les décrois- sants, la « libération du travail » qu'espèrent les néo-post-marxistes, la re- naissance d'une réelle volonté populaire qu'appellent de leurs vœux les ré- volutionnaires, ou la coopération fraternelle et créative qu'ils entrevoient tous. Le monde qu'ils sous-entendent en creux n'est simplement pas celui- ci.

28 Il n'y a guère que l'équipe de la Revue du MAUSS pour travailler la dimension symbolique d'une telle mesure, et son inscription indispensable dans le cycle anthropologique du don-contre-don. Voir leur inaugural Vers un revenu minimum inconditionnel ?, Revue du Mauss, n° 7, Paris, 1er semestre 1996. Vingt ans après, Alain Caillé, « convivialiste » pourtant si optimiste, se sent obligé de préciser, en passant, que « Si ce droit n’est plus perçu que comme un dû, et si dans ce dû toute trace du don a disparu, si le bénéficiaire ne ressent aucune dimension d’obligation de contre-don d’aucune sorte, alors la magie du don et du politique n’opère plus et tout se

stérilise. »... (« Revenu universel – Sortir des faux débats », Revue du MAUSS

permanente, 11 janvier 2017 [en ligne]).
29 Elle peut être accompagnée d'autres mesures, les plus conséquentes sous-entendant rien

de moins qu'un bouleversement social (comme les proposition de Bernard Friot et d'objecteurs de croissance, cf. « Revenu inconditionnel d'existence, salaire à vie et décroissance » dans ce volume). C'est évidemment de ce dernier dont il faudrait discuter – ce qui n'est jamais fait. Le procédé est donc essentiellement rhétorique et ne sert finalement qu'à entretenir le fantasme d'une Rente Universelle, car c'est bien de lui dont il est question.

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En réalité, tous tablent sur une société telle qu'elle a existé jusqu'au mi- lieu du XXe siècle, sans voir – ou plus exactement : sans vouloir voir – que les ressources sur lesquelles ils s'appuient, ressources naturelles, technolo- giques, intellectuelles et anthropologiques sont en train de s'épuiser. Tout se passe comme si ses partisans ne se souciaient plus le moins du monde de la manière dont les richesses sont produites, ni où, d'ailleurs, ni comment, ni par qui, comme s'il ne s'agissait plus que de consommer. C'est ici que le terme de rente prend tout son sens : il s'agit, à travers le fantasme anhisto- rique de Rente Universelle, de jouir de l'accumulation historique d'une so- ciété (de richesses, de moyens de production, de types d'individus, de modes de coexistence...), prise comme une donnée naturelle sans se ques- tionner sur cette création singulière propre à une civilisation, ni si cette création se poursuit – ou plus exactement : sans vouloir se le demander. Car les militants du projet de Rente Universelle invoquent fréquemment la rente agraire de Thomas Paine30 pour arguer de l'honorabilité de leur re- vendication, en évitant soigneusement de pointer le décalage entre les deux époques. Le monde de Paine n'est pas le nôtre, et le monde qui a l'a poussé à proposer son projet à la Convention n'était pas le sien non plus, mais bien plutôt celui des Amérindiens d'Amérique du Nord qu'il venait de découvrir et dont l'abondance, si l'on en croit Marshall Sahlins31, provenait de besoins limités, notion qui suffit à mesurer les années-lumière qui nous en séparent.

Ce quiproquo paraît expliquer les énormes réticences des couches popu- laires à cette idée de Rente Universelle qui semble si peu correspondre à leur réalité sociale, et surtout à leur constitution anthropologique héritée pour laquelle il y a toujours quelqu'un qui paye. Certes les réalités désa- gréables décrites plus haut, ne rentrant dans aucune case idéologique héri- tée, sont également déniées, quoiqu'à un degré moindre, mais les refrains militants sur le thème des lendemains qui chantent leur semblent provenir d'un autre monde, pas forcément bienveillant : ils sont effectivement le symptôme, reconnaissable de loin, de l'aveuglement volontaire, de la

30 Redécouvert et publié in extenso par l'équipe du MAUSS dans Vers un revenu minimum inconditionnel ?, op. cit. L'aspect « réformiste » du projet de Paine, et de tous ceux qui lui ont emboîté le pas, a été critiqué d'un point de vue libertaire dans Économie de la misère de Claude Guillon (La Digitale, 1999), disponible sur son blog lignesdeforce.wordpress.com.

31 Dans son célèbre Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, 1972, Gallimard 1976, préface de Pierre Clastres.

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« pensée magique »32, de la croyance en une alchimie, toute marxiste, ca- pable « de transformer le socialisme en libéralisme et le libéralisme en communisme »33, bref de l'auto-conditionnement idéologique.

II – Les soubassements idéologiques de la Rente Universelle

L'idéologie qui sous-tend l'idée d'une Rente Universelle possède suffi- samment de force non seulement pour occulter des réalités déplaisantes bien qu'omniprésentes mais aussi pour alimenter un projet positif qui réunit autant les néomarxistes que les « convivialistes », les libéraux pur jus et les décroissants radicaux, les féministes et les traditionalistes. C'est donc sans surprise qu'on y découvre une matrice commune à la « gauche » comme à la « droite », aux mécanismes capitalistes et à la visée marxiste, et c'est elle qu'il convient d'identifier, autant que faire se peut. Car ce qui les unit est complexe, et il ne peut être question d'en mener ici l'analyse exhaustive, mais on peut en décliner quelques éléments-clés, noyaux de sens, jalons autour desquels tout s'organise34.

1 - le Progressisme

Le premier, le plus fondamental, serait le Progressisme, le mythe du progrès étant sans doute le plus central dans notre époque. Comme toutes les idéologies, il découle d'une vérité – les progrès réels et multiples induits par la modernité (sciences et pensée) – et, s'appuyant sur une matrice magi- co-religieuse – ici la théologie judéo-chrétienne –, forge un système uni- versel, selon lequel la marche de l'humanité serait une courbe ascendante vers son bien-être et sa plénitude35. Nulle régression, nulle bifurcation,

32 Pour un examen plus « technique » concernant les questions de financement, cf. Clément Cadoret, « Revenu universel : halte à la pensée magique », La Vie des idées, 29 novembre 2016. On lira la réponse « réaliste » de Marc de Basquiat, « Comment financer le revenu universel ? », La Vie des idées, 14 février 2017.

33 Mateo Alaluf, « Conclusion » dans Contre l'allocation universelle..., op. cit.
34 Pour une approche plus globale du « fait » idéologique lui-même, cf. Idéologies

contemporaines. Effondrement et permanence de l'idéologie, brochure Lieux Communs

n° 22, juin 2017.
35 L'analyse et la critique de l'idéologie progressiste par Christopher Lasch dans
Le seul et

vrai paradis. Une histoire de l'idéologie du progrès et de ses critiques (Flammarion 2006 [1991]), restent inégalées.

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nulle contingence sinon secondaire et temporaire : l'Histoire est cumulation orientée vers un Bien, un Bon, un Beau, et certainement pas lieu de dé- ploiement irrégulier, hétérogène, contrarié, et autodéterminé de la création humaine à partir de contraintes naturelles.

Le Progressisme est commun à la mentalité capitaliste tout autant que marxiste, et si l'on ne pousse aujourd'hui plus guère la chansonnette de la « fin de l'histoire »36, la perspective demeure tapie dans bien des esprits contemporains que les difficultés rencontrées ne sauraient être que passa- gères et solubles, de toute manière, dans quelques mesures techniques bien senties37. Ce volontarisme, en dernière analyse, n'est autre que la recon- naissance et l'accompagnement de cette poussée immanente vers le Pro- grès. C'est ce qu'incarnerait alors la Rente Universelle : à la fois la marche inéluctable et l'éternel retour38 vers le monde d'avant la faute, l'abondance et la délivrance de la torture du travail dans un univers qui n'aurait existé que pour permettre sa réalisation.

Dans ce cadre mental, de plus en plus exotique aux peuples occiden- taux, les crises ci-avant évoquées, qu'elles soient écologiques, sociales ou civilisationnelles, ne font figure que de fâcheux contretemps lorsqu'elle ne sont pas simplement déniées. Prises au sérieux, les faits étant têtus, elles métamorphosent le progressiste en son double maléfique : le catastro- phiste.

Malgré ces résonances fortement religieuses, et même millénaristes, ce Progressisme ne se veut pas issu d'une Révélation mais prétend s'inscrire dans le registre de la raison, ou plutôt de la rationalisation – et c'est ainsi qu'il contient un déterminisme mécanique.

36 Voir les interventions de Jean-Claude Michéa et Cornelius Castoriadis dans De la fin de l’histoire, (colloque de Montpellier), Jean-Luc Boilleau (dir.), éditions du Félin, Paris, 1992.

37 On lira dans « Enjeux politiques et anthropologiques du mouvement grec pour la démocratie directe » l'imprégnation d'une telle mentalité dans un pays semi- occidentalisé, à l'occasion des assemblées générales du beau mouvement en Grèce au printemps 2011 (Le mouvement grec pour la démocratie directe, brochure n° 18 bis, octobre 2011, Collectif Lieux Communs).

38 Cf. Mircea Eliade, Le mythe de l'éternel retour. Archétypes et répétition, Gallimard 2011 [1949], et particulièrement les chapitre IV où l'auteur tente une interprétation de la philosophie de l'histoire marxiste comme la réinstauration d'une conception cyclique de l'histoire.

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2 - Le Technicisme et l'Économisme

Le deuxième élément idéologique, impliqué par le premier, serait le mé- canisme ou Technicisme, selon lequel toute interrogation trouve sa réponse dans le monde technicien – et certainement pas dans le courage, la délibé- ration, la remise en cause, la réinstitution, l'imagination, la patience ou l'élucidation, sinon comme préliminaires dilatoires. Jusqu'il y a peu canton- né dans les milieux technocratiques, le technicisme s'est répandu avec l'in- formatisation de la société et la culture geek39, qui ne rêve que de démocra- tie électronique (pardon, de « civic tech » !), de société robotisée et d'hu- mains à prothèses.

Appliqué à la texture même du social, ce Technicisme se traduit en Éco- nomisme40, qui permet de rationaliser les phénomènes sociaux et poli- tiques. Si chaque problème peut être traité en activant les bons leviers éco- nomiques, c'est que, pour les plus conséquents et en dernière instance, le réel est économique et l'humain une machine à calculer son intérêt pécu- niaire, un Homo œconomicus. Ce postulat fondamental est celui du capita- lisme historique (finalement intégré par Karl Marx lui-même – cf. infra) qui a institué comme protovaleur la «valeur économique»41, reprise comme telle par les mouvements stalino-gauchistes du XXe siècle – alors qu'il s'agirait d'en sortir. C'est ainsi que la « science » économique s'est érigée comme reine de notre réalité, de surcroît sur des postulats anthropo- logiques, psychologiques et historiques à la fois totalement indigents et ré- solument faux42. La complexité du monde, l'épaisseur du social, l'insaisis-

39 On pense au « Parti Pirate » et à ses affidés qui semblent avoir réduit leur voilure quant à l'ambition de résoudre les problèmes politiques et sociaux comme on corrige des lignes de codes...

40 Quelques variantes mineures se rencontrent, comme le formalisme politique d'un Étienne Chouart (cf. Lieux Communs, « Contre la constituante », brochure n° 22, op. cit.), le « démographisme » d'un Emmanuel Todd (par exemple dans Le rendez-vous des civilisations, de Youssef Courbage et Emmanuel Todd, Seuil 2007) ou encore le technicisme anti-technicien de certains héritiers de Jacques Ellul.

41 On lira à ce sujet Cornelius Castoriadis, Valeur, égalité, justice politique de Marx à Aristote et d'Aristote à nous, dans Les Carrefours du labyrinthe, Tome 1, Seuil 1998 [1975].

42 Voir à ce sujet André Orléan ; L'empire de la valeur (Seuil 2011), reprenant les travaux pourtant connus d'un Georg Simmel, un Marcel Mauss ou d'un Thorstein Veblen sur les fondements anthropologiques, culturels et sociaux des comportements économiques.

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sable humanité sont réduits à une seule dimension et une seule direction : l'optimum ou maximum. Corollaire : dans ce cadre, il ne s'agit pas d'abolir les inégalités économiques, mais de les rendre supportables en promettant à chacun qu'il pourra toujours avoir plus – la rat race est ainsi plus ou moins cruelle, son principe est intangible.

Le cas de la Rente Universelle est caricatural : c'est bien son montant qui départage en premier lieu ses partisans43, toutes les autres variables étant confiées aux experts. Et c'est ainsi que sa mise en place est censée dissoudre à elle seule le malheur humain. La mesure s'inscrit dans une sorte de keynésianisme mystique, illusoire point de rencontre de la mentali- té capitaliste et « socialiste », sans que jamais les mécanismes écono- miques ne soient corrélés, pour le cas présent, aux ressources énergétiques de la société44, mais toujours dépendants des statuettes sacrées que sont l'investissement, la productivité, la croissance et, bien entendu, le fétiche- roi : le Travail.

3 - Le Travail

C'est sans doute ce troisième élément idéologique qui est le plus specta- culaire. Car les partisans de « Gauche » de la Rente Universelle le sont es- sentiellement afin d'abattre l'« idéologie du travail », commune aux mar- xismes et au capitalisme, selon laquelle le travail est investi de toutes les vertus; unique facteur de production, réalisation des potentialités hu- maines, source de reconnaissance, de protection sociale. La réalité mas- quée par ce discours serait plus lugubre : l'humain serait condamné, pour survivre, à s'adonner à des tâches pénibles, répétitives, ingrates et difficiles. Ils proposent donc de le restreindre au maximum, de le cantonner à une pé- riphérie de l'existence.

Mais ce faisant, l'idéologie du travail n'est nullement attaquée, celui-ci restant tel qu'il est dénoncé : ils en inversent seulement le signe algébrique en forgeant une « idéologie anti-travail ». Celle-ci ne peut que reconduire

43 Cette discussion sur le montant « minimum » pour permettre une « autonomie » rappelle celle, exactement symétrique, des révolutionnaires spéculant sur le niveau de pauvreté qui déclencherait nécessairement la révolution.

44 Ce qui ne lasse pas provenant de prétendus adeptes du « matérialisme historique »... Cf. Guy Fargette, « Keynésianisme improbable » et « Les conditions de validité du keynésianisme » dans Le Crépuscule du XXe siècle, n° 25, décembre 2012.

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symétriquement le fantasme d'une malédiction, comme si le travail était une entité totale, absolue, maléfique et finalement intransformable, intou- chable, que l'on ne pourrait qu'essayer de contenir dans son antre, et de ré- duire.

Les néo-post-marxistes (Gorz et les post-opéraïstes) avancent une vision plus élaborée, en posant la distinction élémentaire entre travail et salariat : la richesse sociale n'est pas créée que dans les centres de production, mais dans la totalité de la société, et c'est ce travail informel qu'il faudrait rétri- buer par la Rente Universelle45. Le constat est fondamentalement exact46, mais ce remède non seulement entérine, on l'a vu, la rentabilisation sociale de toutes les sphères de la vie par l'industrialisation du temps libre, mais, plus dramatiquement, reconduit le conditionnement généralisé des compor- tements humains par ce biais. Ce sont donc les caractéristiques du salariat qui s'étendent ainsi à toute l'existence, ou plus précisément la participation pleine et entière à l'émergence d'un néo-salariat permettant de capter le profit généré par toutes les activités humaines.

Les uns comme les autres avalisent donc finalement l'institution capita- liste du travail telle qu'elle s'est élaborée dans l'histoire47, et accompagnent

45 ... sur le modèle de l'indemnisation des intermittents et par la valorisation d'un précariat, énième substitut à un prolétariat décidément trop décevant.

46 Toutes les activités humaines étant profondément interpénétrées quelle que soit l'échelle considérée. Soit dit en passant, il faudrait se demander dans quelle mesure le travail de Toni Negri s'est inspiré de la trajectoire de la revue Socialisme ou Barbarie prolongée par la pensée de Castoriadis, pour en remarxiser l'approche. Cf. « Le crépuscule de l’opéraïsme italien et ses environs » dans la brochure Insurrezione, Prolétaires si vous saviez..., Italie 1977-1980. Paris, Ombre hérétique, 1984, traduction extraite d’une brochure du même titre, parue à Milan en 1981.

47 Voire sa réduction à une marchandise, dont la valeur (la fameuse « valeur-travail ») dépendrait de l'équilibre entre son offre et sa demande sur le marché du travail. Sur cette conception très capitaliste du travail par Marx qui élimine logiquement tous les comportements des travailleurs, impossibles à quantifier, et notamment leurs résistances collectives, voir C. Castoriadis, « Sur la dynamique du capitalisme » [Socialisme ou Barbarie n° 12, 1953] dans Sur la dynamique du capitalisme et autres textes, à paraître aux éditions du Sandre et « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme

moderne » [1960] dans La Question du mouvement ouvrier. Tome 2 (Ecrits politiques, 1945-1997, II), Sandre 2012, pour une analyse détaillée, et pour une synthèse « Sur la "rationalité" du capitalisme » dans Figures du pensable. Les Carrefours du labyrinthe – 6, Seuil 2009. On trouvera également un argumentaire philosophique dans Valeur,

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ses transformations actuelles. Pourtant le travail pris dans le salariat est un rapport social très déterminé, enchâssé dans une multitude de contraintes, de hiérarchies, de techniques qui n'ont rien d'éternel ni de naturel, comme le montre le matériel ethnographique (Mauss) et historique (Polanyi), ou les réalisations des révolutions modernes qui ont tenté d'abolir le caractère hétéronome du travail capitaliste. La possibilité d'un travail libre, c'est-à- dire volontaire, compris, discuté, sensé, travaillé à son tour collectivement et sans cesse adapté aux désirs individuels et aux besoins collectifs, est une conception présente dès le début des mouvements ouvriers à l'origine des conquêtes sociales dont nous bénéficions encore. Et en effet : en quoi faire pousser des tomates ou élever des poules du mieux possible pour le bien commun serait, en soi, une torture, pour les uns comme pour les autres ? Pourquoi chercher sous la terre les minéraux qui nous sont nécessaires ne pourrait-il être source d'immense fierté et de profonde reconnaissance ? Les tâches dites « ingrates » n'existent isolées des autres que par réflexe de domination. Plus radicalement : il est concevable de reconnaître que notre animalité nous assujettisse à ce « royaume de la nécessité » et d'en faire une voie pour l'émancipation – et c'est bien le propre de l'humanité de su- blimer des besoins physiologiques en purs plaisirs, voire en Arts. C'est le sens radical que Marx jeune donnait au travail, parallèlement à Sigmund Freud : la réalisation de soi par la confrontation au monde, et son modelage comme le nôtre propre48.

En reconduisant ainsi la véritable idéologie du travail qui nous enferme dans le salariat tel qu'il existe, et face auquel on ne pourrait que se sou- mettre ou fuir en le laissant à d'autres, les partisans de la Rente Universelle ne peuvent qu'en aggraver les caractéristiques actuelles – comme le pro- ductivisme tel qu'il est conçu – et enterrer toute possibilité de le métamor- phoser pour en faire le véhicule de l'autonomie individuelle et collective. Certes, ils invoquent la désertion (l'« exit » de Albert Otto Hirschman) pour forcer l'emploi à redevenir humain, sans s'apercevoir qu'il s'agit là de l'ar-

égalité, justice..., op. cit.
48 Le mot est-il si mal choisi, avec sa célèbre étymologie (
tripalium/torture) ? Il est

étonnant que les utopistes aient toujours proposé comme travail idéal la réflexion philosophique, la réalisation artistique, la recherche scientifique, sans jamais y voir, alors qu'ils en étaient, pour la plupart, les efforts, les affres, les angoisses, les souffrances que représentent les processus de création d'une œuvre. Nous y voyons, pour notre part, une donnée consubstantielle à la condition humaine.

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gument même du salariat depuis qu'il existe... Le projet de Rente Univer- selle entretient l'illusion d'une « égalité » économique qui ne peut être qu'une farce sans égalité politique (et réciproquement), soit la participation de tous au pouvoir, y compris et surtout dans le monde de la production. À défaut, les conséquences connues du salariat sont reconduites : la tâche est rendue extérieure, étrangère au travailleur, et cette hétéronomie s'étend, conduisant à désimpliquer l'individu de la société dans laquelle il vit, le dé- posséder, l'en exclure, le ravaler au rang de consommateur de tout – et l'on n'aura pas de contre-définition plus exacte de la démocratie. On ne s'en étonnera pas : le fantasme d'une Rente Universelle est un rêve infantile qui ne peut que modeler le monde à son image.

4 - L'Anomie

Le dernier élément idéologique ici retenu véhiculé par le projet d'une Rente Universelle se distingue des autres par son caractère récent, com- plexe et surtout très singulier : il s'agit de l'anomie49.

Le terme est à prendre au sens étymologique d'un refus des normes, des valeurs, des limites. Ainsi, il ne s'agit pas de décider quelle activité mérite d'être ou non rétribuée par la collectivité, en fonction de ses besoins ou de ses projets, puisque tout est reconnu a priori comme digne d'être rémunéré. On voit ici à l'œuvre l'idée, répandue, selon laquelle la collectivité est alié- nante en soi car faisant obstacle à la réalisation de « ses » désirs – sans soupçonner apparemment les vertigineux entrelacements de la première et des seconds. Ce n'est qu'ici rationalisation de la dislocation sociale et même de cette étrange haine de la société qui se diffuse dangereusement. Comme pour les écologistes avides de « petits gestes » déculpabilisants qu'il faudrait multiplier, il n'y a donc aucune délibération à prendre, aucun choix à faire collectivement, aucune orientation à discuter en commun, au- cunes valeurs à perlaborer : ce sont les « individus » dans leurs « libres » interactions qui font émerger par cette radicale « auto-organisation » – au sens physico-chimique – un ordre social spontanément coordonné, cohé- rent et évidemment bienveillant50.

49 On lira sur l'anomie comme tiers dans la célèbre dualité hétéronomie / autonomie « Effondrement et permanence de l'idéologie », dans Idéologies contemporaines, brochure Lieux Communs n°22, juin 2017.

50 Réside sans doute ici le point central de l'évolution idéologique des cinquante dernières 107

On retrouve là l'expression la plus pure du Progressisme déjà évoqué et, sous les meilleures intentions du monde, la vision la plus libérale qui soit de la main invisible du marché, ou la plus gauchiste de l'« autogestion » nouvelle formule qui fait totalement l'économie de la notion d'institution sociale, sinon comme émanation à sanctifier a posteriori. On rencontre étonnamment cette position proprement anomique chez un fin observateur de la naissance du totalitarisme, Julius Martov, qui identifiait dans le bol- chevisme naissant « l’absence de toute compréhension de la production sociale et de ses besoins ; c’est, comme nous l’avons vu chez les soldats, la prédominance du point de vue du consommateur sur celui du producteur. (...) Dans les masses prolétariennes, on constate aujourd’hui partout le triomphe d’un "communisme de consommateur" qui ne cherche même pas à organiser la production sur des bases collectives. »51. Difficile de ne pas trouver dans le fantasme de la Rente Universelle tel que le rêvent à voix haute ses partisans de forts échos à ce « communisme de consommateur ».

Il n'y a pas à s'étonner de trouver ici le terme de totalitarisme (bien que la « Gauche » rechigne à admettre qu'elle en fut l'inventeur) puisque le fan- tasme de Rente Universelle implique un État Grand Redistributeur sur- plombant une population émiettée car privée de toute appartenance aux institutions collectives de solidarité qu'avaient longuement mûri les mouve- ments ouvriers. En détruisant les corps intermédiaires où la vie et l'activité humaines s'épanouissent, il s'agit, derrière l'affirmation consensuelle d'un « individualisme », de déraciner l'individu, de le décollectiviser, soit de lui refuser toute élaboration de lui-même, toute élucidation de ce qui le consti- tue, toute instance critique lui permettant de mettre à distance ce que la so- ciété a fait de lui et lui demande d'être et de faire, à chaque instant. C'est,

années, la convergence entre la pensée libertaire et la courant libéral, entre l'autogestion et le marché, à travers la notion si ambiguë d'auto-organisation naturelle, figure obsédante, et fertile, des sciences durant les années 1970. Sur ce dernier point, voir L'auto-organisation : de la physique au politique, Paul Dumouchel & Jean-Pierre Dupuy (dir.), Seuil, 1983. Le pamphlet de Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs. De l'incitation à l'envie et à l'ennui dans les démocraties-marchés [1999] (Gallimard 2012) constitue une des dénonciations les plus efficaces de ce salmigondis de pensée.

51 Le bolchevisme mondial, 1923. Référence tirée de « L'impuissance du keynésianisme aujourd'hui », Guy Fargette, Le Crépuscule du XXe siècle, n° 29-30, octobre 2014 - mars 2015.

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en un mot, refuser la formation de personnalités réellement autonomes, c'est-à-dire se sachant déterminées par une infinité de mécanismes magico- religieux, culturels, ethniques, sociaux, familiaux, psychologiques, et ca- pables d'élucider d'elles-mêmes les enracinements, les arrachements et les attachements qui leur seraient propres. L'éloge de l'anomie est, autrement dit, la perversion de l'autonomie qui ne peut que verser dans un retour à l'hétéronomie d'autant plus fort qu'il est invisible.

Cette partie consacrée aux éléments idéologiques qui structurent la Rente Universelle pourrait être close en examinant l'enracinement de ces derniers dans les grandes mythologies religieuses véhiculant le rêve d'un paradis d'opulence, ou dans les fondements psychologiques qui poussent à une telle évacuation du réel52. Mais ce fantasme de consommateur absolu est tellement évocateur qu'on ne peut que le rapprocher de travaux qui voient dans l'évolution de nos sociétés le passage vers des régimes socio- psychanalytiques de type matriarcal53 : un État-nourricier, une Société- Mère, aussi mystérieuse et inaccessible que l'est inconsciemment la Nature, qui pourvoit aux besoins de ses enfants-membres, plongés dans une re- cherche effrénée de jouissance en même temps qu'étouffés par l'angoisse et la culpabilité54. On y verra la seule explication satisfaisante de l'engage- ment presque unanime mais déroutant des écologistes en faveur d'un reve- nu garanti. Cette étrange utopie de consommateurs qu'il représente semble sonner le glas des authentiques projets de société qui ont été portés des siècles durant et pour lesquels l'état adulte passait par une appropriation par tous du pouvoir social, réel et symbolique.

52 Sur ces deux points, on lira « Effondrement et permanence de l'idéologie », op. cit., p. 52.

53 Voir par exemple Gérard Mendel La révolte contre le Père. Essai de sociopsychanalyse, Payot 1968, ou plus récemment l'analyse approfondie de Michel Schneider dans Big Mother : psychopathologie de la vie politique (Odile Jacob, 2005 [2002]), repris notamment par Jean-Claude Michéa dans L'empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, Flammarion 2010 [2007].

54 Situation condensée de manière fulgurante par le terme de tittytainment, élaboré lors d'une rencontre d'oligarques en 1995 qui se demandaient quoi faire des 80 % de la population mondiale que la productivité croissante rendaient surnuméraire. Cf. J. C. Michéa dans L'enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes, éd. Micro- Climats, 1999, p. 46-49.

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La Gauche fossoyeur des mouvements d'émancipation

Ces quelques jalons idéologiques montrent suffisamment que la Rente Universelle ne remet en rien en cause les postulats capitalistes-libéraux, les reprend même, les entérine voire les radicalise et paraît même renouer avec des postures fondamentalement régressives. Cette parenté de substance et cette situation interrogent et doivent être expliquées.

Les mouvements d'émancipation individuelle et collective nés en Eu- rope dans le haut Moyen Âge ont remis progressivement en cause la totali- té de l'institution sociale. Ce sont les villes libres médiévales qui refusent la subordination seigneuriale ; ce sont les courants réformateurs qui veulent contrôler la monarchie ; c'est la Renaissance qui inaugure la réinstitution des goûts, normes, valeurs, principes, visées de l'héritage féodal ; ce sont les Lumières qui font de la remise en cause des superstitions, croyances, religions, inégalités, pouvoirs, oppressions de toute sorte la singularité oc- cidentale, que les révolutions anglaises, américaine, puis française mettront en œuvre ; c'est, enfin, le mouvement dit « ouvrier » (regroupant artisans, soldats, étudiants, femmes...) et ses multiples révolutions qui ont dessiné un horizon de justice sociale, de démocratie directe et de liberté, incarnées dans des institutions profondément novatrices – syndicats, caisses de soli- darité, associations, bibliothèques publiques, éducation laïque, etc.

L'épuisement de ce projet d'autonomie est aujourd'hui évident : les conflits sociopolitiques internes qui ont traversé l'Occident depuis quatre siècles ont aujourd'hui disparu, tout autant que la perspective d'un change- ment radical de société. On peut en chercher les racines dans l'écrasement de la Commune de Paris et les fourvoiements du courant anarchiste, mais c'est sans doute la saignée de la première guerre mondiale, l'émergence graduelle de la société de consommation et surtout la stérilisation marxiste- léniniste qui ont rendu impensable une auto-transformation radicale de nos sociétés.

L'évidence de ce dernier point, pour qui a tiré bilan de l'URSS, de la Chine maoïste ou simplement du parti communiste français, cache un phé- nomène bien plus profond : c'est l'inoculation dans les mouvements ou- vriers de tous les postulats idéologiques du capitalisme (progressisme, technicisme, économisme, etc.)55 qui est au fondement de l'idéologie de la

55 On lira à ce sujet, de Castoriadis, « Sur la question de l'histoire du mouvement 110

« Gauche » contemporaine, ce gauchisme culturel qui s'épanouit depuis les années 198056. On peut même définir ce dernier comme le processus par le- quel toute volonté d'émancipation est conduite insensiblement, par glisse- ments successifs, en terrain anomique.

Ce regard pourrait nous permettre d'envisager les destinées possibles de la Rente Universelle. Car cet effacement progressif du projet d'émancipa- tion au profit d'une fausse subversion qui accélère les grandes orientations de nos sociétés crée une situation très singulière : alors que le projet d'auto- nomie, à travers les luttes permanentes des gens (femmes, travailleurs, ar- tistes, riverains, etc.), a contrebalancé pendant des siècles les tendances les plus délirantes du capitalisme (en imposant des droits, des réductions du temps de travail, des augmentations de salaires, l'ouverture du marché inté- rieur...), le modelant largement (émergence de la rationalité, de la pensée scientifique, du libéralisme57...), celles-ci se trouvent aujourd'hui seules aux commandes. Après des siècles durant lesquels les classes dominantes ont dû partager leur domination avec des peuples mouvants, revendicatifs, rebelles, révolutionnaires, forçant sans cesse à des compromis (droit du tra- vail, protections sociales, laïcité...), l'oligarchie qui règne aujourd'hui a les mains libres. Cette situation est radicalement nouvelle et une phase de l'his- toire s'ouvre au rythme de la disparition progressive des garde-fous hérités de l'histoire de ces luttes.

C'est dans ce contexte et à cette aune qu'il faut s'interroger sur la récente popularité de la revendication d'une Rente Universelle et essayer d'envisa- ger les desseins qu'elle pourrait servir autant que le modelage des sociétés occidentales qu'elle pourrait provoquer58.

ouvrier », dans Cornelius Castoriadis, La question du mouvement ouvrier, tome 1, écrits

politiques 1945-1997, Sandre, 2012.
56 Sur le gauchisme culturel, voir Jean-Pierre Le Goff, « Du gauchisme culturel et de ses

avatars », revue Le Débat n° 176, septembre-octobre 2013.
57 On ne se satisfait donc pas d'une simple dénonciation en règle comme la mène Daniel

Zamora dans « Histoire et genèse d'une idée néolibérale », Contre l'allocation... op. cit, ni des thèses pourtant stimulantes d'un Jean-Claude Michéa qui nous semble identifier un peu rapidement le libéralisme au capitalisme, question sur laquelle il faudrait longuement revenir.

58 Sur la métamorphose de la revendication d'un revenu d'existence née dans un contexte de luttes ouvrières transposées dans la société atomisée d'aujourd'hui, on lira l'excellent article de Nicole Thé « "Revenu garanti" : quelques interrogations malvenues » dans la

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III – Les destinées possibles de la Rente Universelle

Il pourrait sembler purement spéculatif de s'interroger sur un avenir qui n'est pas écrit, et il est courant d'utiliser – mal – quelques phrases de Marx pour décourager le contrevenant59. Mais cela revient précisément à tomber dans les travers ici dénoncés. Dans les faits, la « Gauche » n'autorise à re- garder le futur que selon ses schémas manichéens, et condamne donc au- jourd'hui ses partisans au présentisme et au bluff, deux antidépresseurs lar- gement prescrits mais à forte accoutumance.

À bien regarder l'histoire, les mouvements révolutionnaires ont toujours tenté d'anticiper les événements et les transformations à venir. Ils n'ont ces- sé de le faire que lorsqu'un appareil idéologique est venu leur annoncer la certitude scientifique de la réalisation de leurs désirs, pavant ainsi l'enfer totalitaire de bonnes intentions subversives. Il y a à renouer, ne serait-ce que pour soi-même, avec la liberté de lever les yeux pour tenter d'aperce- voir la ou les destinations où nous conduisent présentement nos pas, et s'il n'y aurait pas quelques chemins de traverse possibles. Au demeurant, l'exercice met à l'épreuve de l'histoire ce que nous tenons pour notre lucidi- té.

1- Un leurre durable pour le « peuple de Gauche »

Un destin possible pour la Rente Universelle serait de constituer pro- gressivement un axe central dans les revendications de la « Gauche ». Jus- qu'il y a peu réservé à quelques cercles, le projet s'est étendu au fil des ans à des milieux bien plus autorisés, quel que soit le « camp » politique, pour finir par être porté haut et fort par le Parti « socialiste » lors de la cam- pagne présidentielle de 2017. Plusieurs éléments pourraient converger pour que cette montée en puissance continue, au fil de la crise à perpétuité dans laquelle nous nous enfonçons60.

D'abord le vide idéologico-intellectuel à peu-près complet de ces cé- nacles oligarchiques qui pourraient trouver là, enfin, un « projet » à faire valoir à bon compte et largement compatible avec la plupart des réorgani-

revue Les Temps Maudits, n° 11, octobre 2001.
59 Cf. « Fausses figures de l'avenir » dans
Démocratie directe... op.cit.
60 Cf. Guy Fargette, « La crise économique comme régime durable » dans Le crépuscule

du XXe siècle, n° 21, novembre 2009. 112

sations de la scène partisane. Car cela fait longtemps que la « Gauche » a abandonné tout projet de transformation sociale, de lutte contre les inégali- tés ou de justice sociale, et même toute pensée économique au profit d'un keynésianisme improbable couplé à un culte de l'État-providence, attelage dont la Rente Universelle pourrait constituer la version attractive et sédui- sante la plus aboutie comme formulation possible d'un « communisme de consommateur ».

Ensuite, elle pourrait ainsi satisfaire le poids croissant en son sein de l'électorat issu des couches moyennes, citadines et mobiles. Celles-ci se ré- vèlent globalement favorables à l'économie de rente et aux métamorphoses du salariat, et surtout avides d'« utopies » généreuses pleines de bons senti- ments entretenant l'espérance, plus ou moins religieuse, d'un « monde meilleur » fait d'abondance, de gratuité et de gentillesse. Cela permettrait parallèlement de tenter de reconquérir un électorat plus populaire, certes encore attaché au travail productif mais rongé par la crainte de plus en plus étendue d'un déclassement, et par le déclassement effectif de parties de la population : la version « charitable » de la Rente Universelle pourrait ame- ner une grande partie du peuple à adhérer à la promesse d'un tel « filet de sécurité » susceptible, a minima, de contrecarrer le spectre d'une paupérisa- tion sans fond que semble annoncer la rupture par l'oligarchie de tous les liens contractuels qui s'étaient tissés historiquement entre le peuple et ses dominants. Les multiples expérimentations qui se déroulent aux quatre coins du globe, dans des so

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