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Décroissance Ile de France
12 janvier 2019

Dans l'Aube l'argent du nucléaire achète les consciences et fait taire les oppositions

TCHERNOBYL | ENQUÊTE Nina Guérineau de Lamérie 4 Janvier 2019

« Avec le fric, tout le monde est pour le nucléaire. À votre avis, comment on appâte un gars ?
»
Pascal Dematons a toujours le mot pour rire. L’homme, petite moustache grise et chemise à carreaux, est le maire de Ville-sur-Terre, 100 habitants. En 1984, c’est dans ce petit bourg tranquille, niché au cœur de l’Aube (10), que l’Agence nationale pour la gestion des déchets nucléaires (ANDRA) décide d’installer un de ses tous derniers centres de stockage de déchets radioactifs, à l’époque le plus grand du monde. L’argile dont regorgent les sols permettrait de « contenir la radioactivité », expliquent les huiles de l’ANDRA. Pascal se souvient surtout que l’agence a su se montrer généreuse avec ses nouveaux voisins :

« Ils ont ouvert les grosses vannes. S’ils ne nous avaient rien donné, ils n’auraient pas pu s’installer. »
En 2003, un deuxième centre est construit dans la commune de Morvilliers, située à quelques kilomètres. Un troisième devrait arriver dans une dizaine d’années, avec l’assentiment de nombreux riverains. Les suppliques des débuts ont été remplacées par des discours enjoués : Ville-sur-Terre et Soulaines-Dhuys sont devenus les villages chouchous de l’industrie du nucléaire.

|UN SEUL OPPOSANT

Assis dans son petit – mais joli – hôtel de ville, l’ouvrier Pascal Dematons remonte le temps. À l’époque, comme à Bure (55) aujourd’hui, personne ne veut entendre parler de ces déchets. Juchés sur des chars et des tracteurs, les habitants manifestent contre le centre et dénoncent la dangerosité du nucléaire. Les conseillers d’opposition, rangés à leurs côtés, organisent des réunions d’information, puis un référendum populaire. Plus de 80% des votants s’opposent au projet.

35 ans plus tard, un seul militant combat encore le centre de stockage de déchets : Michel Guéritte. Né à Ville-sur-Terre, le communicant a travaillé toute sa vie à Paris. Quand il revient sur ses terres en 2005, il relance illico la contestation. Mais depuis, le retraité de 76 ans, connu comme le loup blanc, prêche dans le désert :

« Lorsque j’ai lancé une association pour alerter sur les effets du nucléaire sur la santé, tout le monde m’a dit: “Tout seul, t’arriveras à rien”. D’autres m’ont opposé: “Tu vas pas détruire notre richesse”. Les gens sont dans le déni. »

DU MARASME AU TOURISME

Si l’arrivée de l’ANDRA a été bénéfique pour Ville-sur-Terre, elle a surtout été la planche de salut de Soulaines-Dhuys. Le village, dont toute l’économie reposait jadis sur l’argile et la fabrication de tuiles, est ruiné par l’arrivée du béton armé et des pierres dans la construction. Pourtant, de ses trottoirs nickels aux rues pavées dignes d’un centre-ville historique, en passant par ses canaux, son hôtel 3 étoiles, sa moderne maison de santé et son office de tourisme... Rien ne laisse deviner son passé de cité ouvrière déchue.

Dans les années 1980, la commune était quasiment en banqueroute. « C’était la misère, c’était un village très très pauvre, détaille Huguette Lanquetuit, 86 ans, maire à cette période. Je payais moi- même les fournitures de la secrétaire. » En trente ans, le village s’est métamorphosé. « C’était un pays de vaches. Maintenant y’a que le tourisme qui compte ! », peste vivement la grand-mère, pull en laine kaki sur les épaules.

MONEY, MONEY, MONEY

C’est en 1984 que l’histoire d’amour entre Soulaines et le nucléaire commence. Cette année-là, le maire André Andujar, décédé au début de l’année 2018, scelle un accord avec l’ANDRA, qui autorise l’installation d’un premier centre. Et ce malgré le refus de la population. Le maire y voit une véritable opportunité financière. « Oui, on a touché de l’argent, en francs. Je ne saurais plus vous dire combien, mais les premières dotations nous ont permis de construire trois maisons, les premières maisons modernes du village », pointe Huguette Lanquetuit, en remettant ses lunettes :

« Ils appelaient ça un dédommagement d’accueil. »

Selon Pascal Dematons, les maires ont rapidement cédé devant l’argent. « Tout le monde était acheté, il ne faut pas l’oublier », concède-t-il. Sa commune perçoit plus de 30.000 euros d’impôts de l’ANDRA, tous les ans. « C’est scandaleux, honteux de dire ça ! », s’insurge Laurence Mine, à l’époque chargée de communication de l’ANDRA :

« Les maires se sont impliqués dans l’optique de redynamiser un territoire qui se désertifiait. »

Le centre s’installe définitivement en 1992. À Soulaines, cet argent tombé des cheminées fait le bonheur des 250 habitants. Plusieurs maisons ont été rachetées par la ville, retapées de A à Z et louées... sept euros le mètre carré. Attirés par ces prix attractifs, retraités et familles emménagent petit à petit dans les années 90. Dans les années 2000, le budget de Soulaines s’envole jusqu’à dépasser les 2 millions d’euros en 2006. « Depuis que je suis partie, la commune a acquis 500 hectares de forêt, alors qu’elle ne possédait aucun foncier », tient à rappeler Huguette Lanquetuit. L’église, la chapelle et tous les bâtiments communaux sont refaits à neuf. Soulaines est riche, et l’affiche.

TOUT LE MONDE EN PROFITE

Finalement, peu importe d’où vient l’argent. Il serait désormais trop dur de s’en séparer. « Allô l’ANDRA, la foudre vient de tomber sur mon clocher, est-ce que vous pourriez m’aider ? Pas de problème ! », raille l’opposant Michel Guéritte, qui dénonce un « achat des consciences » :

« Tu fais n’importe quoi, tu fais une fête, t’as des sous. »

Une politique assumée par l’ANDRA, qui se targue sur son site internet « d’accompagner la vie locale ». Depuis 30 ans l’argent de l’ANDRA est partout, cahiers scolaires, construction de l’office de tourisme, concerts... Et en tant qu’association, chacun peut par exemple demander une aide financière. Peu importe le montant, tant qu’il est justifié. Ainsi, la plupart des fêtes ou manifestations organisées au village sont sponsorisées par l’ANDRA. « Tout le monde a envie de venir habiter à Soulaines », clame Danielle Lanquetuit, agricultrice et belle-fille d’Huguette Lanquetuit. « Ici, on ne paye pas les taxes sur les poubelles, les classes de neige pour les enfants et les repas pour les anciens sont gratuits... »

Un terrain de basket tout neuf financé grâce à l'ANDRA / Crédits : Pierre Gautheron

Les entreprises ne sont pas en reste. « L’ANDRA manie l’argile, nous aussi... On s’est dit qu’on pouvait faire des choses ensemble », raconte Edith Royer, initiatrice des ateliers de poterie à Soulaines. Son mari tient l’une des dernières tuileries du coin, bâtie en 1850. Parisienne, elle l’a rejoint dans les années 80. L’ANDRA, au départ, elle ne sait qu’en penser. Mais en 2008, alors qu’un troisième centre de stockage est en projet dans le secteur, elle rallie le militant Michel Guéritte. « On était cinq à s’insurger contre cette installation ! On s’inquiète d’une trop grosse concentration de centres de stockage », relate-t-elle.

L’insurrection ne dure pas longtemps. Devant l’ANDRA, la potière retourne son tablier. En 2014, le séchoir – pièce où l’on fait sécher les briques d’argile – est en mauvais état. Les réparations coûtent cher, même avec un coup de pouce de la Communauté de communes. « La chargée de com de l’ANDRA venait souvent me voir. Elle me disait: “Il faudrait qu’on travaille ensemble...” », narre Edith. Désormais, après chaque visite organisée au centre de stockage, un petit tour à la tuilerie est prévu. Cette nouvelle coopération lui apporte des milliers de visiteurs chaque année et « beaucoup de beurre dans les épinards », avoue-t-elle, les mains sous son tablier. Puis « les déchets sont là maintenant, il faut bien les mettre quelque part », conclut-elle.

En face de la tuilerie – il n’y a qu’une rue à traverser – se tient le majestueux hôtel 3 étoiles, spa et restaurant, ouvert depuis septembre. Sa rénovation a coûté plus d’1 million d’euros à la commune. Le menu le moins cher revient à 18 euros. Fabrice Maillot, son patron, l’assume : il compte faire de son resto la cantine des huiles de l’ANDRA. « Dans ma tête, cela pouvait représenter 20 à 25 % de la clientèle. Ici, le brassage de consultants et de repas professionnels, est important. »

DES ÉLUS BIEN TRAITÉS

Ses maires successifs ne sont pas en reste. En 1989, Huguette Lanquetuit, alors maire, est la principale interlocutrice du centre de stockage. Celle qui n’est presque jamais sortie de son département se retrouve initiée aux voyages d’affaires avec députés et ministres, baladée en Espagne, au Japon :

« L’ANDRA projetait de construire des centres de stockage à l’étranger. Le centre de Soulaines est une référence internationale. On nous montrait en bonne santé, pour rassurer ! »

Une manière aussi de cajoler les élus. « Lorsque mon père était maire de Ville-sur-Terre, raconte Michel Guéritte, il était tout le temps sollicité par l’ANDRA. Matchs de foot à Troyes, restaurants à La Hague (Manche), toutes les semaines il était convoqué en réunion. Ils lui parlaient de nucléaire », tout en le rinçant. Huguette Lanquetuit, élue avant Philippe Dallemagne, a aussi connu ça :

« On nous a emmenés dans un restaurant de la Hague... C’était tellement le luxe que j’en étais gênée. Le repas a duré 3 ou 4 heures. Oui, on peut dire que l’ANDRA sait négocier. »

Pascal Dematons, maire de Ville-sur-Terre, est l'un des derniers élus du coin à résister aux sirènes de l'ANDRA / 

Ex-opposant, principal VRP de l’ANDRA, l’actuel maire Philippe Dallemagne a également bénéficié de cette générosité, ce que lui reprochent opposants et élus des communes voisines. En 1991, il se fait élire sur la promesse de campagne suivante : « Mettre l’ANDRA dehors ». Mais c’est le contraire qui se produit. Pour certains, l’homme « ne pense qu’à sa commune », qu’il favorise en tant que président de la Communauté de communes. Pour d’autres, monsieur le Maire a tourné casaque, séduit par les voyages à l’étranger et autres petits avantages. « Mensonges », rétorque Laurence Mine de l’agence nucléaire :

« Ce qui a peut-être étonné les gens, c’est que l’on organisait des réunions publiques assez souvent. Et on a organisé seulement deux voyages en deux ans, je ne trouve pas ça exagéré. »

UN ZESTE DE PROPAGANDE

Pour s’assurer du soutien des habitants, l’ANDRA met le paquet. Pour les rassurer sur la sûreté des installations, des portes ouvertes sont organisées chaque année. Locaux ou simples curieux ont accès aux entrailles du centre, qui se visite en famille ou entre professionnels. Des excursions proposées dès le plus jeune âge. Paul Guichard,13 ans, habite la maison aux volets blancs de Soulaines. Son père, gardien de prison et sa mère, sans emploi, y ont emménagé il y a 18 ans. Accroupis sur la pelouse synthétique d’un magnifique terrain de basket construit il y a trois mois, l’ado hausse les épaules : « En primaire, on a fait un tour du centre en bus en faisant des arrêts devant les grands serres, là où ils gardent les déchets. Après, les profs nous ont donné un questionnaire dessus », retrace-t-il.

L’opération de com organisée en collaboration avec l’école a rempli son contrat, l’ado voit d’un bon œil le centre de stockage :

« Ça ne me fait pas peur, c’est bien protégé. »

Paul se redresse, et part jouer au foot avec son ami. Au village, tout le monde a plus ou moins le même discours.

C'est l'hymne de nos campagnes /

UN TROISIÈME CENTRE ?

Un troisième centre de stockage de déchets nucléaires devrait voir le jour sous peu dans le même secteur, à Juzanvigny, 125 habitants. Ce qui inquiète Michel Guéritte. « Le nombre de cancers a considérablement augmenté dans la région », insiste le militant, qui a fondé l’association « Pourquoi trop de cancers autour de Soulaines ? ». Sans relâche, il alerte les habitants sur les potentiels dangers de « cette poubelle nucléaire » sur l’environnement et la santé. Il s’appuie notamment sur une étude publiée le 6 juin 2018 par Santé publique France, qui a révélé que le risque de décéder d’un cancer du poumon pour les hommes habitant près du centre est plus élevé qu’ailleurs dans le département. Ce combat, il le mène depuis la mort de l’un de ses petits neveux en 2005. Le bébé, né malformé, est décédé à trois mois et demi. Un autre de ses petits neveux est né avec un bec-de-lièvre quelques mois plus tard. Mais aujourd’hui, aucune étude ne permet de rattacher avec certitude ces maladies au nucléaire. « Je trouverai les preuves que l’ANDRA tue », affirme Michel Guéritte.

Même si son discours ne mobilise pas les foules, quelques anciens se posent des questions au village. Quelle est l’utilité d’un troisième centre ? La concentration de centres de stockage n’est-elle pas dangereuse ?

Les containers de la discorde / Crédits : Pierre Gautheron

« À force de réquisitionner les terres pour s’étendre, peut-être qu’un jour les villages de l’Aube disparaîtront. Et la région sera uniquement connue pour être la terre des déchets nucléaires », avance Samuel Espinasse, ex-premier adjoint de Philippe Dallemagne.

« Vous savez, à Soulaines, on a le dicton “Soulaines périra par sa belle fontaine” », sourit Edith Royer. En effet, Soulaines, connue pour ses canaux et sa résurgence, est surnommée la Venise verte de l’Aube. « Eh bien un jour, on peut imaginer que les nappes phréatiques deviennent radioactives, lance la potière. On espère que non, car aujourd’hui le bâtiment est neuf et sécurisé. Mais tout vieillit, alors qui sait, peut-être que le dicton deviendra réalité. »

Malgré nos sollicitations, Philippe Dallemagne n’a pas souhaité répondre à nos questions.
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https://www.streetpress.com/sujet/1546596481-soulaines-dhuys-dechets-nucleaires-argent

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