Décroissance : la récupération en cours....????
Après la publication de nos critiques du livre de Thimotée Parrique, le grand récupérateur de la décroissance, voici une excellente analyse parue dans la revue Kairos en date du 9 juillet 2023.
JLP
Par Rémi NOYON, publié une première fois le 21 sept 2022.
La plus grande force du capitalisme libéral réside dans sa capacité à tout vampiriser, absorber, dévoyer, récupérer. Nous l’avons vu avec l’écologie (MM. Hulot, YAB & Cie). C’est contre cela qu’est née l’idée d’utiliser le mot de décroissance. Le capitalisme étant fondé sur l’accumulation du capital, ce concept lui est quasiment irrécupérable : « La “décroissance” doit devenir la vérité de tout socialisme moderne, répondait Jean- Claude Michéa à L’Humanité le 15 mars 2013. Ce concept invite, en effet, à remettre radicalement en question la logique d’un monde fondé, disait Marx, sur la seule nécessité de “produire pour produire” et donc de transgresser sans cesse “toutes les limites morales et naturelles”. » Le problème est bien que nous sortons progressivement d’un régime capitaliste pour celui de la gestion des pénuries. Nous assistons donc à une sorte de soviétisation de la société(1) dont la conséquence est l’émergence d’une nomenklatura chargée de sa mise en œuvre politique. Ainsi, ce qui fut le clergé d’un développement durable, désormais essoré, se recycle en technocratie de la « post croissance ». Ses agents s’activent pour se placer dans la technocratie (verte) de l’administration du désastre(2). Le Covid a donné un aperçu de cette mutation. Une foule de bureaucrates espèrent désormais se maintenir en se rêvant Castex à la place du Castex(3) . Lorsque « la vie est plus que importante que tout[4] », la bureaucratie a tout pouvoir pour sacrifier les libertés et jouir de la toute-puissance. Elle le fera au nom de la sauvegarde de la santé de la planète et de ses habitants, à l’instar de l’épisode Covid : « Bref, explique un de ses (éco)technocrate en culottes courtes, nous avons aussi besoin d’un “confinement climatique”[5] ». Face aux politiques liberticides, la résistance alliera alors des forces opposées : des capitalistes qui ne veulent que continuer leur business as usual, accroître leur capital, et d’authentiques défenseurs de la liberté.
Notre décroissance synonyme de refus du règne de la quantité sera alors retournée contre elle-même pour légitimer le règne total du chiffre et l’anéantissement du Verbe. Ainsi, à l’image de l’écologie politique, la prophétie d’Ivan Illich se réalise : « La corruption du meilleur engendre le pire[6]. » D’où les avertissements, voici déjà demi- siècle, d’un géant de la décroissance comme Bernard Charbonneau : « Depuis, la montée des coûts du développement a engendré le “mouvement écologique”. Mais lui aussi risque d’être récupéré par le système scientifique et industriel. (…) Si notre espèce choisit la survie, ce sera la science, à la suite du MIT, qui fixera les limites à ne pas franchir, la nature des maux et leurs remèdes. Ce n’est pas à un peuple ignorant de dire en quoi l’ozone est menacé, ni comment il peut être conservé. Et ce sera à l’État, ses lois et sa police d’imposer les restrictions et contraintes nécessaires. Les écolos seront recyclés dans deux secteurs : la technocratie et le spectacle médiatisé, qui permet d’intérioriser la privation de nature et de liberté. Ils se caseront dans les laboratoires et les ministères, les économies d’énergie, la préservation des risques majeurs, la gestion des réserves où ce qui reste de nature est mis sous cloche. À la télé ils montreront son reflet. Ils contribueront ainsi à sauver la Terre et l’espèce humaine en sacrifiant sa liberté[7]. »
L’Union européen, loin des citoyens, est le cadre le plus adéquat pour cette dérive. Déjà, à l’époque du Club de Rome, l’eurocrate Sicco Mansholt ne voyait de possibilité de rompre avec la croissance que grâce au caractère supranational de l’UE. La condition étant la volonté d’un « renforcement de ses institutions ». L’objectif suivant étant d’être « davantage en mesure d’imposer également une politique au reste du monde. » La lettre Mansholt, 1972. Présentant la nouvelle édition de cette célèbre missive, l’universitaire Dominique Méd[i]a enfonce aujourd’hui le clou : « la plus grande partie des suggestions de Mansholt reste d’une très grande actualité. L’Union européenne est le lieu approprié pour planifier les étapes de la neutralité carbone, le développement des énergies renouvelables […], la protection de son industrie et celle de ses services. Le Green Deal annoncé en 2019 constitue le début — à conforter et à approfondir — d’une telle stratégie. » L’apparition des « degrowth studies » est l’outil de cette entreprise. Le terme renvoie bien sûr aux gender studies ou aux decolonial studies, avec toute l’idéologie « woke » qui y est associée. Le 21 septembre 2022, le sac à pub libéral-libertaire L’Obs, propriété des milliardaires MM. Niel, Pigasse et Kretinsky, s’enthousiasmait en titrant : « “Degrowth studies” : comment la décroissance est devenue un champ académique ». On observe bien ici l’opération de détournement des grands médias. C’était le même processus, voici 25 ans, avec le couronnement de Nicolas Hulot comme représentant officiel de l’écologie. Les degrowth studies fournissent une version de la décroissance expurgée de tout ce qui peut déranger les mass médias, à commencer, bien entendu, par leur critique. Cette dernière est pourtant le préalable à toute réflexion conséquente sur la décroissance, car on ne peut y accéder, et a fortiori y travailler, sans devenir de facto un petit soldat de Pfizer, de l’Otan et de McKinsey & Company. Sauf être un gogo de service, nul « complotisme » ici, simplement une observation des intérêts qui les possèdent, et de ceux qui les servent. Ce système laisse bien passer quelques opinions divergentes, mais ces exceptions n’invalident pas la règle. Toute personne accédant à la parole publique grâce aux grands médias doit donc être considérée comme suspecte.
Ensuite, les degrowth studies évitent soigneusement d’aborder le flanc gauche de la société de l’illimité, c’est-à-dire la dimension de la culture et des mœurs. Les analyses de Jean-Claude Michéa sur la complémentarité du libéralisme économique et culturel sont évacuées, et plus surement combattues. Par sa perspective quanti-frénétique, je rangerais Jean-Marc Jancovici sous l’étiquette des degrowth studies, mais son représentant actuel le plus emblématique est Timothée Parrique. Ce chercheur se vante d’avoir lui-même créé son diplôme universitaire ès « degrowth ». Quand des auteurs aussi remarquables que, pour ne prendre qu’un seul exemple, le philosophe Frédéric Rognon, publient depuis des décennies dans un silence médiatique assourdissant, Timothée Parrique bénéficie d’une exposition considérable après la publication d’un premier essai faiblichon, issu de sa thèse. Cruel, et plus sûrement jaloux, Pierre Thiesset l’avait recensé ainsi dans nos colonnes : « Bardé de sa thèse en économie sur le sujet, il est devenu “chercheur en économie écologique” en Suède, et peut désormais parler de décroissance à l’invitation d’entreprises comme EDF, Orange, Airbus, Thalès, au ministère de l’Économie, à HEC ou dans les médias. Dans son livre Ralentir ou périr, il se félicite de cette évolution : après le temps des défricheurs [comme ce journal] qui ont porté le sujet sur la place publique, voici venu celui de la reprise en main par l’académie(4). » Le journaliste de La Décroissance cite à ce sujet Serge Latouche, interviewé dans Kairos : « Depuis qu’en raison de cette notoriété la décroissance est entrée dans l’Université sous son nom transnational de degrowth et fait l’objet de thèses savantes, des économistes obsessionnels voulant se recycler dans la décroissance tentent de nous proposer de beaux modèles économétriques d’articulation entre l’économie capitaliste/productiviste en régression et l’anti-économie conviviale en expansion. La radicalité du projet originel perd ainsi beaucoup de son potentiel et de l’incitation militante, au profit d’ambitions carriéristes(5) ».
« Décroissant » nouvellement promu par les propriétaires de la parole publique, Timothée Parrique promettait fièrement sur un plateau télé une « décroissance conviviale dans les pays du Nord pour permettre un développement durable dans les pays du Sud » (Arte, 22 mars 2023). Ce qui montre bien que les étudiants en degrowth studies n’ont rien compris. Leur version de la décroissance est réduite à un discours techno-démago qui vide le mot de tout ce qu’il peut avoir de véritablement subversif. De quoi est née la décroissance ? Son « pape », l’économiste Serge Latouche, a mis au cœur de sa persévérante et puissante réflexion le refus de l’économicisation du monde(6). Un mot savant pour refuser le règne de la quantité, c’est-à- dire la réduction de l’être humain à sa dimension économique : un producteur-consommateur dont on mesure l’épanouissement à l’aune de l’augmentation du PNB, le Produit national brut, la croissance. Kalle Lasn, le fondateur d’Adbusters, la revue nord-américaine dont s’est inspirée Casseurs de pub à sa création, a cette formule provocatrice : Il faut tuer les économistes. » Rassurez-vous, il ajoute : « métaphoriquement s’entend ». Car il faut d’abord tuer le petit économiste en chacun de nous, ou du moins le remettre à sa juste place : importante, mais seconde. Maître dans l’art de la dénaturation et de la récupération, le capitalisme libéral va produire un discours, et des agents pour le porter, pour « subvertir ce qu’il y a de subversif dans la décroissance, la possibilité de sevrage » et « retourner la décroissance contre elle-même(7) ». Il s’agit de réingurgiter la décroissance dans le grand bain du quantifiable, pour la retourner comme son meilleur argument. Simplement on pourrait dire qui si décroissance veut réhabiliter la notion de limite pour revendiquer la pluridimensionnalité de notre condition humaine, les degrowth studies se servent d’elle pour nous enfermer de plus belle dans un monde réduit aux chiffres. Pire, en assimilant la décroissance aux politiques covidistes, cette mouvance avalise et théorise le techno- totalitarisme contre lequel les précurseurs de la décroissance n’ont eu de cesse d’alerter.
Le plus piquant est que les membres des degrowth studies font régulièrement la leçon aux précurseurs de la décroissance. Certes, Gorz, Ellul, Illich et compagnie étaient bien sympathiques, mais leur pensée serait devenue quelque peu datée, et puis « l’idée était encore peu développée, surtout pour l’aspect économique ». Notre génie en culottes courtes pense-t-il ici au professeur émérite d’économie Serge Latouche ? C’est, bien entendu un contresens total, comme nous l’avons expliqué, resituer à leur juste ce qui relève des moyens, la consommation, la science, la technique… en refusant leur mise au premier plan, c’est les défendre. Idem pour « la première vague de décroissance des années 2000. Ces auteurs n’ont ucune autorité dans la bourse post-2008 [?] sur la décroissance. Il est injuste d’analyser le concept de décroissance en fonction de ce qu’il était alors car le concept a évolué depuis(8) ».
Mais, ça n’a pas tardé, Timothée Parrique a été récompensé par le système : promu partout, le voilà qui reçoit, ce printemps 2023, prix EcoloObs. L’ego du jeune homme est bien sûr trop enivré par les feux de la rampe pour envisager de penser contre lui. L’hebdomadaire de la gauche bourgeoise note quand même : « Quand une figure émerge, (…) elle s’attire généralement des inimitiés. Là, rien. (…) “Il s’en prend au capitalisme, mais parle moins de l’imaginaire sous-jacent, celui du productivisme, de la démesure de la civilisation thermo-industrielle.” Pour comprendre cette critique, il faut saisir qu’une partie des décroissants s’inquiètent de la reprise du concept par les environnemental economics, dont la finalité est d’intégrer des externalités négatives dans les modèles économiques. “Alors que la décroissance, c’est précisément la sortie de l’économie, la décolonisation de nos imaginaires”, explique Vincent Liegey, autre figure française du mouvement. Mais c’est un des seuls “tirs amis” que l’on peut recenser, et il est en cloche. » (26 mai 2023). Notons que pour les mass médias, le travail consiste à occulter l’existence de La Décroissance, titre présent en kiosque en France et dans 10 pays depuis 20 ans, initiateur du débat sur la décroissance, et éminent critique de sa récupération par les « Degrowth studies » dont Timothée Parrique est l’actuelle vedette. « Un modèle de croissance centré sur les combustibles fossiles est tout simplement obsolète », peut donc claironner la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, le 15 mai dernier lors du lancement d’une conférence au Parlement européen intitulée « Beyond Growth » (au-delà de la croissance), sous les applaudissements d’une cohorte de technos, dont l’inévitable Dominique Méd[i]a.
Les places seront disputées dans l’administration du désastre qui, comme toute bonne entreprise politicarde, aura des bons sentiments et de l’indignation plein la bouche. Est-ce à dire qu’il faut abandonner le mot décroissance ? Non bien entendu ; ce serait leur plus grande victoire. Le problème est toujours le même : celui de la définition que nous lui donnons. À nous de défendre la nôtre.