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Décroissance Ile de France
31 octobre 2022

L’instinct de liberté par Salman Rushdie, Écrivain

Texte intéressant, mais on pourrait se demander si on n'a pas évacué trop facilement l'idée que quand même la foi religieuse, l'idée que la loi viendrait de Dieu (et non pas des hommes) ne serait pas le pire ennemi...bref l'impression que Rushdie soutient la démocratie parlementaire (contre Trump) mais pas la démocratie directe...contre Républicains et Démocrates....productivistes...

JL P (dec idf)

lundi 31 octobre 2022


Alors que nous savons désormais que la tentative d’assassinat dont il a
été victime cet été lui a laissé de graves séquelles, Salman Rushdie est
de retour en librairie en France avec un précieux recueil d’essais –
traduits par Gérard Meudal – Langages de vérité. Le texte que nous
prépublions ici est issu d’un cours donné à l’université Emory. Le
religieux dit : la foi est ce qui libère. Le non-croyant dit : la
possibilité de discussion est ce qui libère. Dans les deux cas, le but
est un idéal de liberté. Mais dans le premier, l’intangibilité des
principes moraux empêche toute liberté véritable.


Lorsque Christopher Hitchens acheva son livre, "Dieu n’est pas grand", il
m’en fit parvenir un exemplaire pour que je le lise et je lui dis, ne
plaisantant qu’à moitié, que le titre comportait un mot de trop, qu’il
aurait pu utilement effacer « grand ». Il ne tint pas compte de mon avis.

L’athéisme n’est pas très répandu en Amérique. En Angleterre et en
Europe c’est un tel lieu commun d’annoncer qu’on ne croit pas en Dieu
que les gens se grattent la tête et se demandent pourquoi vous vous
comportez de manière aussi banale. Exprimer son athéisme revient à
énoncer une évidence. C’est parler de sa foi qui paraît bizarre. (À
moins que vous ne soyez musulman, les musulmans ont des problèmes avec
l’athéisme.) En Angleterre, lorsque Tony Blair était Premier ministre,
ses conseillers en communication ne ménagèrent pas leurs efforts pour
dissimuler le fait qu’il était profondément croyant parce que si cela
était venu à se savoir, ç’aurait été un handicap sur le plan électoral.
Une dévotion publique et une profonde foi religieuse constituent la
recette d’un échec en politique.


L’année dernière j’ai été invité en Australie à une conférence sur l’«
athéisme mondial » à laquelle devaient participer de nombreux
intervenants très connus : Richard Dawkins, Daniel Dennett, etc. J’ai
appris plus tard qu’il avait fallu annuler la conférence faute d’avoir
réussi à vendre les billets. Le plus impressionnant c’est que
pratiquement aucun billet n’avait été vendu. Il semble que les
Australiens n’avaient aucune envie de payer pour entendre quelques-uns
d’entre nous parler de ce qu’ils tenaient pour acquis. Ils préféraient
aller à la plage et, comme le juge Brett Kavanaugh, boire quelques
bières et ne pas se sentir responsables de ce qui arrive ensuite. En
Amérique, hélas, nous ne sommes pas aussi en avance que les Australiens
sauf pour ce qui est de la bière et de ce qui arrive ensuite.


En Amérique, si vous rejetez la religion du haut d’un pupitre de
conférence, vous entendez souvent des réactions choquées : des gens qui
poussent des exclamations de surprise ou reprennent bruyamment leur
souffle. En Amérique vous ne pouvez même pas être employé de la
fourrière si vous n’êtes pas en mesure de prouver que vous allez tous
les dimanches à la messe et que vous avez une relation étroite avec le
prêtre du coin. (Non en fait, pas si étroite que cela. De toute façon,
il préfère probablement des gens plus jeunes.) Même Donald Trump a dû
faire semblant d’être croyant, ce qui n’a pas dû être facile pour lui,
parce que, comme l’a montré une séquence vidéo tournée dans la National
Cathedral, apparemment il ne connaît même pas le Notre Père. (Entre
parenthèses, savoir des choses n’est pas, dans l’ensemble, le point fort
de Trump. Comme l’a fait remarquer un commentateur conservateur ce n’est
pas que Trump ne sait pas des choses, c’est qu’il ne sait pas ce que «
savoir des choses » veut dire.)


Il y a quelques années, avant la dernière guerre en Irak, je me suis
retrouvé à Washington où je m’adressais à des groupes de sénateurs
démocrates et républicains. Une des différences frappantes entre les
deux groupes c’est que les démocrates s’exprimaient dans le langage
laïque de la politique alors que les républicains faisaient constamment
référence à des assemblées de prière et à la foi. Au cours du meeting
des républicains, un sénateur du parti déclara, profondément indigné,
qu’il avait vu une citation d’Oussama Ben Laden disant que l’Amérique
était un pays sans Dieu. « Comment peut-il dire une chose pareille ? me
demanda le sénateur, sincèrement offensé. Nous sommes incroyablement
pieux. » Je fus frappé par sa véhémence. Il avait le sentiment qu’une
part essentielle de son identité était attaquée. Je me suis dit
qu’Oussama Ben Laden avait probablement à l’esprit des cibles plus
importantes que l’image que le sénateur se faisait de lui-même mais j’ai
gardé ma réflexion pour moi.


Mais je suis ressorti de là en m’interrogeant sur la question de savoir
pourquoi, sur la « terre de la liberté », les gens restaient partout
emprisonnés dans cette idéologie antique nommée Dieu. En voici
l’explication, la théorie à deux dollars à laquelle je suis parvenu.
Cela a beaucoup à voir avec la conception que se font les gens de la
liberté. En Europe, le combat pour la liberté de pensée et d’expression
a été mené contre l’Église plus que contre l’État. L’Église, avec son
dispositif répressif, l’excommunication, l’anathème, l’Index
expurgatorius, la torture, les sorcières que l’on noyait, les opposants
qu’on écartelait ou qu’on brûlait, se donnait pour tâche de placer des
limites à ce que l’on pouvait penser et dire et si vous franchissiez ces
limites vous pouviez comme Giordano Bruno, comme Savonarole, vous
retrouver sur le bûcher ou du moins être contraint, comme Galilée, de
rétracter ce que vous saviez être vrai. Ainsi dans la pensée européenne,
« la liberté » était comprise comme le fait de se « libérer de la
religion ». Les écrivains et les philosophes des Lumières en France ont
parfaitement compris cela et se sont appliqués à saper le pouvoir
qu’avait l’Église d’imposer le silence, en se servant du blasphème comme
d’une de leurs armes et c’est leur œuvre qui a fini par devenir la
pierre angulaire de notre conception moderne de la liberté.
Mais les premiers colons qui sont arrivés d’Europe en Amérique fuyaient,
dans bien des cas, les persécutions religieuses, et l’Amérique, leur
terre nouvelle, était l’endroit où ils allaient être libres de pratiquer
leur religion comme ils le souhaitaient, sans aucune crainte. Ainsi « la
liberté » en Amérique, dès les premiers temps, a été vue non comme une
façon de se libérer de la religion mais comme la liberté de la
pratiquer. Religion et liberté n’étaient pas dans des camps opposés mais
du même bord. Et lorsque le premier amendement fut formulé, ces deux
éléments y étaient liés à jamais. « Le Congrès ne pourra faire aucune
loi ayant pour objet l’établissement d’une religion ou interdisant son
libre exercice ; de limiter la liberté de parole ou de presse, ou le
droit des citoyens de s’assembler pacifiquement et d’adresser des
pétitions au gouvernement pour qu’il mette fin aux abus. » Vous pouvez
voir que la liberté religieuse précède la liberté de parole. Elle est de
première importance, et la liberté d’expression ne vient qu’en second
lieu. Cela explique en partie pourquoi l’athéisme est si peu enraciné en
Amérique. La religion et la liberté se sont mariées sur le continent
nord-américain, le premier amendement a servi de certificat de mariage,
et les États-Unis ont été le résultat.


L’exemple américain, où le désir de liberté religieuse a été étendu
jusqu’à inclure la liberté de toute forme de pensée et d’expression,
est, je pense, une exception à la règle. Le plus souvent, religion et
liberté ont été en désaccord. Et même dans l’Amérique d’aujourd’hui, la
ligne de fracture entre liberté et religion n’est pas difficile à voir.
D’un côté le premier amendement ne parvient pas à protéger les juifs de
Pittsburgh de la folie américaine des armes, sanctifiée par les
interprétations actuelles du deuxième amendement. D’un autre côté
certains croyants peuvent s’en prendre à la liberté de certaines
personnes après avoir redéfini le mot « liberté » pour lui donner à peu
près le sens de « sectarisme de droit divin ». Refuser de servir des
homosexuels ou de célébrer leurs mariages est un exemple de ce genre de
liberté que l’on rencontre dans la Bible Belt. Nous vivons une époque
violente où le sens des mots est partout déformé de façon malhonnête, où
ces significations déformées peuvent engendrer la violence et c’est
particulièrement vrai de ces deux expressions « la liberté individuelle
» et « la liberté tout court ». Je reviendrai sur ce point dans un
moment. Mais je veux d’abord remonter aux origines à la fois de la
religion et de l’idée de la liberté individuelle.


Les dieux sont nés du fait que les êtres humains ne comprenaient pas le
monde. Qu’était le Soleil et pourquoi s’élevait-il dans le ciel ?
Qu’étaient la Lune et les étoiles ? Vivions-nous sous un grand dôme
percé de trous pour laisser passer cette mystérieuse lumière ? Qui
faisait tomber la pluie et pourquoi vivions-nous et mourions-nous ?
Comment étions-nous arrivés ici et comment ici était-il arrivé avant
nous ? Depuis les temps les plus reculés nous avons souffert de
l’illusion anthropomorphique, la croyance que les choses non humaines
comme les plantes ou les océans étaient dotées de caractéristiques
humaines, comme les émotions, que le ciel pouvait se mettre en colère et
que la brise pouvait être douce, mais aussi, depuis les temps les plus
reculés, nous sommes des animaux qui racontent des histoires. Nous nous
racontons à nous-mêmes des histoires pour tenter d’expliquer ce que nous
ne comprenons pas. Nous inventons des versions plus grandes et plus
puissantes de nous-mêmes, cachées dans le ciel, nous lançant des éclairs
depuis le sommet des montagnes, barattant la surface de la mer depuis un
trône enfoui dans les profondeurs des eaux. Et nous faisons des dieux le
centre de discussions sur l’amour et la peur. Tantôt les dieux nous
aimaient, ils avaient leur peuple préféré et leurs cités préférées, mais
lorsque les préférences des dieux entraient en conflit, lorsqu’un dieu
aimait les Grecs et un autre préférait les Troyens, gare ! Parfois
l’amour d’un dieu, quand il s’adressait à une femme, ressemblait
beaucoup à une agression sexuelle. Et très souvent les dieux se
contentaient de se montrer effrayants et vengeurs, en particulier à
l’égard de ces humains audacieux qui rêvaient de les égaler, comme le
fit Arachné, qui se pensait capable de tisser aussi bien qu’Athéna. Et
qui fut pour cette raison transformée en araignée. Les dieux n’ont
jamais apprécié que les humains défient leur pouvoir ou que l’un d’entre
eux tente de leur voler leur pouvoir magique. Le châtiment du Titan
Prométhée, coupable d’avoir volé le feu, devait nous servir d’exemple à
tous.


« Restez à votre place » disait le message des dieux depuis le début.
Sauf que la liberté c’est précisément l’idée que nous n’avons pas besoin
de rester à notre place mais plutôt de nous en bâtir une qui nous convienne.
La peur, dans l’ensemble, l’emporte sur l’amour, dans les polythéismes
primitifs. Il est vrai qu’existaient des divinités de l’amour, des dieux
dont le rôle était de veiller sur la vie des amoureux et de recevoir en
retour leur adoration, mais dans l’ensemble, nos ancêtres voyaient dans
la divinité l’incarnation du pouvoir. C’était leur réponse à la grande
question insoluble : Qui a créé toutes choses, y compris nous ? Et il
n’existait rien d’aussi stupide que la liberté humaine. Nous étions les
créatures des dieux, vouées à les adorer, humblement, sinon gare. Il est
vrai que beaucoup des histoires inventées par nos ancêtres étaient très
belles et très étranges : le dieu Indra barattant le lait originel de
l’univers pour créer les galaxies, la tortue géante soutenant le monde
(mais qu’est-ce qui soutenait la tortue géante ?), Ganesh à la tête
d’éléphant, assis au pied de l’Homère indien, le sage Vyasa, et notant
le Mahabharata que lui récite le poète ; le crépuscule des dieux. Mais
les religions mortes dont nous trouvons les histoires si belles étaient
autrefois des religions bien vivantes, dotées de tout l’appareil
répressif dont disposent les religions vivantes, et on blasphémait alors
à ses risques et périls. Ces religions ne sont devenues de « belles
histoires » que lorsque les gens ont cessé de croire en elles comme en
des vérités littérales. L’idée de la vérité littérale de tel ou tel
texte sacré demeure une des notions les plus dangereuses.
Soyons clairs. Les dieux ne nous ont pas créés à leur image. C’est nous
qui les avons créés à la nôtre. Et si la première raison de cet acte de
création fut notre désir de trouver des explications à la création plus
vaste que nous ne comprenions pas, notre désir, en l’absence de la
science, de répondre à la première grande question, celle des origines,
alors la seconde raison était de fournir un cadre éthique à nos vies, de
répondre à la seconde grande question, celle de l’éthique : maintenant
que nous sommes là, comment devons-nous vivre ? Qu’est-ce qu’une bonne
action, qu’est-ce qu’une mauvaise action ? Qu’est-ce qui est mal,
qu’est-ce qui est bien ? Il est intéressant de noter que les religions
polythéistes – les panthéons égyptien, nordique, grec, romain, hindou –
ne se sont pas beaucoup intéressées à la seconde question. Leurs dieux
n’étaient pas des modèles de vertu et ne proposaient aucune théorie
morale. Les dieux étaient comme nous, en plus grand. Ils ne se
comportaient pas bien. Ils étaient cupides, c’étaient des prédateurs
sexuels, ils étaient orgueilleux, mesquins, vindicatifs, déloyaux,
lubriques. (Songez-y : les humains, même dans le brouillard des premiers
temps, devaient former une bande bien meilleure que leurs divinités.)
Mais ce qui importe c’est que les dieux ne disaient pas à leurs fidèles,
faites comme nous. Ils ne disaient pas : nous vous montrons l’exemple à
suivre. Ils disaient simplement : nous sommes les dieux, nous faisons ce
que nous voulons, et votre rôle est de nous adorer, sinon gare.
Le fascisme est né sur le mont Asgard, le mont Kailash et le mont Olympe.
Ce sont les grands monothéismes qui se sont emparés de la question de la
morale. Ce qui descendait de la montagne à présent, ce n’était plus un
éclair mais un sermon. C’est alors qu’est apparue l’affaire de la
carotte et du bâton, ce que l’on pourrait appeler la conception de la
morale selon le père Noël. Gardez-vous de commettre des méchancetés et
vous aurez des cadeaux au pied du sapin. Mais si vous n’êtes pas sur la
bonne liste, le Jugement dernier risque d’être, disons, décevant. Soyez
bons et l’Éden vous attend. Voici à quoi il ressemble : des nuages, des
chemises de nuit, des ailes, le son de la harpe, la béatitude. Soyez
méchants et voici à votre intention une vision de l’enfer. Et, à propos,
voici aussi une liste de châtiments terrestres que vous allez devoir
supporter en attendant. Ces visions de l’enfer et des châtiments
terrestres que tous les monothéismes adorent sont ce que nous
appellerions aujourd’hui des bandes-annonces. Et la question qu’elles
posent est la suivante, à présent que vous avez vu les bandes-annonces
du ciel et de l’enfer, quel film aimeriez-vous regarder ? Voici la
carotte. Voici le bâton. À vous de choisir.
Cela ressemble à l’éducation parentale à l’ancienne. À la naissance, on
ne comprend pas grand-chose et on est très dépendant. Avant de maîtriser
le langage, on a besoin de soin et de protection. En grandissant, on se
tourne vers ses protecteurs, si on a la chance d’en avoir, et on se
réfère à eux pour déterminer notre façon de vivre. Tous les enfants
cherchent à enfreindre les limites imposées par leurs parents mais tous
les enfants ont aussi besoin de savoir où sont ces limites. Nous nous
prélassons dans l’approbation de nos parents et nous redoutons leur
réprobation. Ils sont des dieux pour nous. Jusqu’à ce qu’ils cessent de
l’être.


Grandir est notre première expérience du phénomène de la liberté, et on
pourrait aussi employer un autre terme « penser par soi-même ». À un
moment donné nous commençons tous à façonner notre propre vision du
monde et si elle ne correspond pas à celle que nos parents ont fabriquée
à notre intention, bien souvent nous rejetons la vision ancienne en
faveur de la nouvelle, et si cela suscite des problèmes entre nos
parents et nous, nous devons alors affronter ces problèmes (ou les
fuir). Les dieux cessent d’être des dieux, et nous devenons des êtres
autonomes.
Plusieurs mythes appartenant aux religions anciennes nous disent
effectivement que le temps viendra où nous devrons apprendre à nous
passer de leurs dieux. « Le crépuscule des dieux » est une expression
qui découle, presque à coup sûr, d’une erreur de transcription. Dans «
La Prophétie de la voyante », le poème de l’Edda poétique qui décrit ces
événements, le terme qui sert à les désigner est toujours Ragnaräk, qui
veut dire la chute ou la destruction des dieux. Le terme est écrit une
seule fois sous la forme, Ragnarök, ce qui en modifie le sens et
signifie « crépuscule ». Mais les dieux ne nous attendent pas dans
quelque magnifique crépuscule. Odin tue et est tué par le loup de Fenrir
; Thor tue le serpent du monde qui jaillit des mers de la séparation
mais il succombe à sa morsure empoisonnée, Freyr combat Surtr et il
meurt par l’épée flamboyante du géant. À la fin, les ogres sont morts,
mais les dieux aussi. Ce n’est pas un crépuscule. C’est un désastre. Et
ensuite, nous sommes livrés à nous-mêmes.
Dans le bouddhisme, il n’y a pas de dieux au départ. Nous pouvons donc
aller droit au but.


J’avoue que je trouve séduisant cet aspect des vieilles croyances :
cette idée qu’en fin de compte, la religion intègre la notion de son
autodestruction, comme une vieille machine à laver. Il arrive un moment
où il faut s’en débarrasser.
Cela me semble infiniment préférable à « l’éternité » tant aimée des
monothéismes, l’éternité de Dieu, et l’existence éternelle du système de
récompenses-châtiments, qu’il prévoit à notre intention.
Se détacher des dieux, c’est la naissance de la liberté de l’individu et
de la société.


Mais alors qu’allons-nous faire des deux grandes questions à présent ?
Eh bien pour ce qui est de la première, la question des origines, ce que
nous pouvons affirmer avec un très grand degré de certitude c’est que la
réponse apportée par chacune des grandes religions du monde et par
toutes les autres, plus petites et bancales, est fausse à cent pour
cent. Non, le monde n’a pas été créé en six jours par une entité qui
s’est reposée le septième jour. Non, il n’y a jamais eu personne du nom
de Xenu, le tyran de la « Confédération galactique » qui aurait amené
des milliards de gens sur terre il y a soixante-quinze millions d’années
à bord d’un vaisseau spatial ressemblant à un Douglas DC-8, les aurait
entassés autour de volcans dans lesquels il aurait fait exploser des
bombes à hydrogène, créant ainsi des « thétans » qui s’accrochent au
corps des vivants. Non il n’y a pas eu d’ancêtres géants australiens,
des Wandjina, qui piétinaient la surface de la terre, créant ainsi les
paysages en marchant. De telles histoires peuvent être séduisantes, à
l’exception des idioties de la scientologie, mais elles ne sont pas vraies.
Nous ne sommes plus ignorants. Nous n’avons pas besoin de ces histoires.
La science en a de meilleures et beaucoup d’entre elles sont
vérifiables. Celles qui ne le sont pas sont tenues pour des hypothèses
de travail. Comme il est préférable d’adhérer à un système de savoir qui
reconnaît ses propres limites ! On ne sait pas tout sur tout. Mais
admettre cela ne veut pas dire que l’on ne sait rien sur quoi que ce
soit. Sur la question des origines de l’univers, nous avons déjà
beaucoup appris. Pour ma part je choisis le Big Bang contre la Tortue du
Monde, n’importe quand.
Quant à la seconde question, celle de la morale, j’ai décidé depuis
longtemps que je n’avais nul besoin des conseils de prêtres catholiques
ou de mollahs wahhabites sur ce point. Les agressions sexuelles sur des
enfants au sein de l’Église catholique et les comportements tyranniques
et même meurtriers des dirigeants les plus puissants de l’islam
wahhabite, à savoir la famille royale d’Arabie saoudite, m’auraient
convaincu que les idéologies auxquelles ils adhèrent ne sont pas la
meilleure référence pour développer une vision éthique du monde. Même le
bouddhisme pacifique, cette religion sans Dieu, a démontré lors des
attaques de moines bouddhistes contre la population rohingya de
Birmanie/Myanmar qu’il était, lui aussi, capable du pire. Mais la raison
fondamentale pour laquelle je rejette les avis de la religion sur le
plan moral est en rapport avec la question de la liberté.
L’éthique change à mesure que la société elle-même évolue, et la
définition d’une société libre c’est une société où la morale évolue par
des discussions, des débats et l’examen d’idées nouvelles. Une société
peut accepter l’esclavage à un moment donné et le rejeter à un autre.
Elle peut refuser aux femmes le droit de vote pour reconnaître plus tard
que cette position était erronée. Elle peut user de discriminations
contre les personnes LGBTQ à une certaine période et les supprimer à un
autre moment. Malgré tous les défauts de ce système qu’on pourrait
appeler « la démocratie » – le plus grave défaut que nous pouvons
constater aujourd’hui, c’est que la discussion peut entraîner des
mouvements rétrogrades et pas seulement progressistes –, je continue à
penser qu’il s’agit de la meilleure méthode disponible pour créer une
société morale. Comme le disait Winston Churchill, la démocratie est la
pire forme de gouvernement, à l’exception de toutes les autres.
La liberté repose sur la remise en question constante des premiers
principes de tout système moral. Quand on n’a pas le droit d’interroger
les premiers principes d’un système dominant de pensée et qu’en le
faisant on s’expose à des sanctions sévères, on se retrouve enfermé dans
la tyrannie. Le problème ne concerne pas seulement les religions. Les
sanctions encourues lorsqu’on remettait autrefois en cause le stalinisme
et aujourd’hui le régime chinois étaient et sont toujours brutales et
sévères. Mais la religion corse encore l’affaire en affirmant que
l’autorité de telle ou telle source divine est inattaquable et en
ajoutant que sans la présence de cet arbitre suprême pour distinguer le
bien du mal, il est impossible de mener une vie morale. Autrement dit,
que les athées sont par définition amoraux. Ce point de vue est très
largement répandu dans le monde musulman aujourd’hui, et pas seulement,
tant s’en faut, chez les fanatiques.
(Entre parenthèses, en 2006, au Royaume-Uni quand Tony Blair était
Premier ministre, il essaya de promulguer une loi qui aurait rendu
illégale toute critique de la religion. Je fus l’un des meneurs de la
protestation contre ce projet qui fut finalement retoqué par la Chambre
des communes à une voix près. Un autre des opposants était le comédien
Rowan Atkinson. Je me rendis en sa compagnie à un rendez-vous avec des
ministres et des fonctionnaires et à un moment donné Rowan déclara, de
sa voix calme et digne, qu’il avait récemment réalisé un sketch pour une
émission de télévision dans lequel il s’était servi d’images d’archives
des prières du vendredi à Téhéran. « Et sur ces images, j’avais mis un
commentaire en voix off, disant : “Et les recherches se poursuivent pour
retrouver les lentilles de contact de l’ayatollah.” Une telle chose
aurait-elle été possible sous la nouvelle loi, demanda-t-il avec
douceur, ou aurait-elle été interdite ? » Les ministres et
fonctionnaires s’empressèrent d’assurer M. Bean qu’ils adoraient
l’humour et qu’il n’y aurait eu aucun problème. « Mais comment aurais-je
pu le savoir ? » demanda-t-il. Ils n’avaient aucune réponse
satisfaisante à cette question.)


J’ai été élevé à Bombay dans les années 1950 à une époque et à un
endroit où la religion n’était pas prépondérante. Mes parents avaient
déménagé de Delhi à Bombay avant l’indépendance et peu de temps avant ma
naissance parce qu’ils craignaient que des conflits religieux n’éclatent
à Delhi, ce qui fut le cas. Bombay avait la réputation d’être
différente, et c’était aussi le cas. Il y eut très peu de problèmes
cette année-là entre hindous et musulmans, alors que des centaines de
milliers de gens mouraient un peu partout dans le sous-continent. Les
habitants de Bombay en étaient fiers, fiers que dans notre ville les
gens vivent côte à côte en bonne intelligence, chacun célébrant les
fêtes religieuses des autres, la multitude se fondant en une seule
entité et chacun, d’une certaine manière, s’effaçant mutuellement de
sorte que la mentalité de la ville était fortement laïque. Ce n’est plus
le cas. Que la montée du nationalisme hindou ait conduit à une très
forte augmentation du sectarisme dans ce qui est aujourd’hui Mumbai est
un motif de tristesse pour les gens de ma génération.
J’ai donc grandi dans une famille, dans une ville et à une époque où on
s’estimait libres de discuter de tout, de tout remettre en question,
jusqu’aux principes fondamentaux de la religion. Personne ne se serait
senti « offensé ». Personne n’aurait certainement imaginé d’interdire de
tels discours. Et il est encore plus certain que personne n’aurait pensé
à lancer des représailles contre la liberté de pensée. Voilà quelle fut
la formation du jeune homme qui entreprit, au milieu des années 1980,
d’écrire son quatrième roman, Les Versets sataniques.
Ce n’était même pas, en réalité, un livre sur la religion. Il parlait
d’immigration, que je considère comme un des grands thèmes de notre
époque, et un thème central dans mon œuvre. L’émigration depuis l’Asie
du Sud vers la Grande-Bretagne, la situation des immigrés à Londres dans
cette période que nous connaissons sous le nom de haut thatchérisme.
L’émigration, me disais-je, provoque une remise en question radicale du
moi et le roman lui-même doit donc incarner cet acte de remise en
question. Et un des défis qu’il doit affronter, c’est la religion,
l’hypothèse de la justesse de la religion de chacun.


C’est ici qu’intervient la remise en question des principes
fondamentaux. Je me suis demandé : si je m’étais tenu sur la montagne
aux côtés du Prophète quand il voyait l’ange Gabriel lui apporter la
révélation, aurais-je vu l’ange moi aussi ? Gabriel est décrit comme un
ange vraiment très grand. Il « se tient à l’horizon et emplit le ciel ».
Un très gros ange. Et pourtant je suis pratiquement certain que je ne
l’aurais pas vu. Un croyant dirait peut-être que c’est parce que ma foi
était faible, je dirais plutôt que c’est parce que la révélation est un
événement intérieur, pas un événement extérieur. Et une fois que l’on a
admis cela, on peut raconter l’histoire du prophète et de sa prophétie
comme l’histoire d’un être humain, d’un personnage, qui donne forme à sa
révélation à partir de ses expériences personnelles, en réaction aux
circonstances du lieu et de l’époque particulière où il vit. Une
personne et une idée qui sont contenues dans l’histoire, qui n’y sont
pas extérieures. Ce qui fournit un argument contre le premier principe.
Si la révélation n’est pas la parole accréditée de Dieu, elle peut aussi
bien être le produit du caractère du Prophète et des circonstances et
dire cela, c’est blasphémer. On peut protester et dire qu’il a fallu
très longtemps pour établir la version officiellement reconnue du Coran.
Que les versets coraniques du Dôme du Rocher à Jérusalem diffèrent sur
certains points du texte canonique. Personne ne vous écoutera.
Finalement le romancier dit, je dois procéder ainsi parce que c’est
ainsi que je suis.


Ma remise en question de l’histoire des origines a causé des problèmes.
Mais c’est un aspect essentiel d’une vision du monde humaniste et
laïque, d’affirmer qu’aucun ensemble d’idées n’est intouchable et ne
saurait être remis en question. J’étais convaincu que cela s’appliquait
aux idées de l’islam. Je le suis toujours.
La doctrine religieuse dit : Soumets-toi. Accepte ce que disent les
grands livres. Ils ont déjà toutes les réponses, étayées par l’autorité
divine. Ta foi en ces réponses te libérera. Sans elle tu n’es pas libre.
Tu es égaré.


Le penseur non croyant dit : Je ne me soumets pas. Je n’accepte pas. La
question doit être posée. La remise en question est en elle-même la
réponse. La possibilité de discussion, c’est la liberté. Renoncer à
cette liberté revient à s’enchaîner soi-même.
Dans les deux cas, le but est un idéal de liberté.
Mais comme je l’ai dit au début, combien ce mot de « liberté » est
trompeur et quelles étranges significations on peut lui donner. Dire que
les French fries sont « les frites de la liberté » ne veut pas dire
qu’elles contiennent une liberté quelconque. C’est une façon de dire
qu’en ce moment on n’aime pas les Français. Appeler l’immeuble du
nouveau World Trade Center « la tour de la Liberté » n’est pas tant un
jugement philosophique qu’une sorte de slogan patriotique. « La terre de
la liberté » elle-même comprend des populations pour qui la « liberté »
est à la fois une chose conquise de haute lutte, sur l’esclavage, sur la
pauvreté, et une chose constamment remise en cause, comme le montrent
clairement les problèmes que rencontrent tous les jours les
Afro-Américains et la triste histoire des Amérindiens, dont les
anciennes libertés ont été si radicalement violées.
Et pourtant le mot garde toute sa force. Existe-t-il une sorte
d’aspiration à la liberté dans notre constitution, un besoin d’être
délivré des restrictions et des limitations ? Sommes-nous programmés
pour y aspirer ? Steven Pinker dit que nous possédons un instinct de la
langue qui nous permet de comprendre les sons que nous entendons quand
nous venons au monde, de décoder et de maîtriser le langage sans l’aide
d’une pierre de Rosette. Peut-on dire que nous possédons un instinct
semblable pour la liberté et que c’est notre pente naturelle de le choisir ?
Il existe des anecdotes convaincantes en faveur de cette thèse.
Chaque fois que la liberté a été confisquée, les gens l’ont réclamée.
Dans l’Afghanistan des talibans, dans l’Iran du chah comme dans celui
des ayatollahs, dans l’Égypte du Printemps arabe, dans l’Union
soviétique où le désir de liberté a fait tomber des murs, les gens,
jeunes ou vieux, ont toujours désiré les mêmes choses, la liberté de
dire ce qu’ils pensent, de tenir la main de ceux qu’ils aiment, de
s’habiller comme ils le souhaitent et de s’octroyer à eux et à leur
famille une vie plus libre. Leur exigence de liberté n’a pas toujours
abouti. L’échec du Printemps arabe et de la Révolution verte en Iran, le
retour de l’autoritarisme en Russie et dans la plus grande partie de
l’ancienne Union soviétique en sont la preuve. Mais nous voyons partout
une aspiration à la liberté. Comme chez cet homme qui se tient avec ses
sacs à provisions face aux tanks chinois.


Pourtant il n’en reste pas moins vrai que nous tous, autant que nous
sommes, exprimons un autre désir qui vient parfois contredire notre
première aspiration. C’est le désir d’appartenir à une communauté,
l’envie de convivialité, l’envie en tant qu’individus de faire partie
d’un ensemble qui nous dépasse, que ce soit une race, une nation ou même
une religion. C’est la lutte éternelle en chacun d’entre nous, entre la
société et l’individu, entre la personnalité autonome définie par les
philosophes humanistes de la Renaissance italienne et le moi considéré
comme partie, et en définitive moins que cela, d’une sorte de groupe :
le combat, pourrait-on dire, entre le singulier et le pluriel. Les
idéologies révolutionnaires ont souvent laissé entendre que la
révolution pouvait mener à l’émancipation d’une nation tout entière, ou
du moins, à celle d’une classe sociale. Je suis né huit semaines avant
que le mouvement pour l’indépendance de l’Inde soit parvenu à se
débarrasser de l’Empire britannique et je comprends que de telles
affirmations contiennent une part de vérité. Mais ce fut aussi, comme je
l’ai déjà dit, l’époque des massacres liés à la Partition et je sais
donc que, pour bien des gens, les promesses des révolutions peuvent être
trompeuses.


John F. Kennedy et Nelson Mandela ont affirmé l’un et l’autre que la
liberté était indivisible. « Lorsqu’un seul homme est réduit à
l’esclavage, aucun homme n’est libre », a déclaré le président Kennedy
et Mandela lui a fait écho : « Les chaînes imposées à n’importe quel
homme de mon peuple étaient des chaînes imposées à tous ; les chaînes
imposées à tout mon peuple étaient mes propres chaînes. »
C’est mon avis et l’idée gravée dans le premier amendement. Mais nous
vivons une époque de censure dans laquelle bien des gens,
particulièrement des jeunes, en sont venus à estimer qu’il faut limiter
la liberté d’expression. L’idée selon laquelle heurter les sentiments
d’autrui, offenser leur sensibilité, c’est aller trop loin est
aujourd’hui largement répandue, et lorsque j’entends de braves gens
tenir de tels propos, je me dis que la vision religieuse du monde est en
train de renaître dans le monde laïque, que le vieux dispositif
religieux de blasphème, d’inquisition, d’anathémisation, et tout le
reste, pourrait bien être en train de faire son retour.
Je peux affirmer, et je le fais volontiers, qu’une société ouverte doit
autoriser l’expression d’opinions que certains de ses membres peuvent
trouver désagréables, sinon, si nous acceptons de censurer les opinions
qui dérangent, nous nous retrouvons confrontés à la question de savoir
qui doit détenir le pouvoir de censure. Quis custodiet ipsos custodes,
comme on disait en latin. « Qui nous protégera de nos gardiens ? »
Nous vivons une époque où la vérité elle-même fait l’objet d’attaques
sans précédent, dans laquelle des mensonges délibérés sont masqués par
le fait qu’on accuse de mensonge ceux qui cherchent à les démasquer.
Nous vivons une époque où tout est sens dessus dessous. Ce sont les
aliénés qui dirigent l’hôpital psychiatrique. L’époque met à rude
épreuve la notion de liberté d’expression pour laquelle je me bats. Mais
en fin de compte je reste sur mes positions. Je n’ai que de l’admiration
pour le zèle dont ont fait preuve les médias soumis à de rudes attaques
en s’accrochant fermement à cette idée vitale : que la vérité est la
vérité et que les mensonges sont des mensonges, et ont continué à faire
leur travail. Si ce sont là les ennemis du peuple, je suis heureux d’en
faire partie. Car la vérité c’est que la vérité et ceux qui la disent
sont les meilleurs amis du peuple.

 


Si je m’étais tenu devant vous il y a dix ans, j’aurais peut-être
soutenu que la plus grande menace contre la liberté à laquelle nous
soyons confrontés est l’extrémisme religieux. Je n’avais pas prévu ce
qui m’apparaît comme une version laïque de ce fanatisme. Le phénomène
Trump possède toutes les caractéristiques d’un culte, dans lequel la
vérité devient ce que dit le chef, et il n’y a que ce qu’il dit qui soit
vrai, et dans lequel le mal est tout ce qui est extérieur au culte. Ce
culte a ses serviteurs, sur Fox et sur Gab, chez Breitbar et dans le
monde de Gingrich et ils disposent de très grands pouvoirs. Le culte
profère des menaces et ces menaces ne sont pas sans conséquences comme
nous commençons à le comprendre en ces temps d’horreur. Voilà la
religion contre laquelle nous devons à présent nous battre, l’illusion
que nous devons dissiper, le prophète que nous devons déboulonner. Comme
les enfants à la fin du conte de Hans Christian Andersen, « Les Habits
neufs de l’empereur », nous devons trouver le moyen de dire : « Mais il
n’a rien sur lui ! » Ce sont les mots, rappelez-vous, qui brisent le
charme et alors tout le monde s’écrie : « Mais il n’a rien sur lui ! »
Voilà la magie que nous devons mettre en œuvre. La magie des langages de
la vérité est la seule en laquelle je crois. Et je dois croire, nous le
devons tous, qu’à la fin la vérité nous délivrera.

Salman Rushdie, Langages de vérité. Essais 2003-2020, traduit de
l’anglais par Gérard Meudal, © Actes Sud 2022.
En librairie le 2 novembre.

Salman Rushdie, Écrivain, Essayiste




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