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Décroissance Ile de France
5 mars 2021

PMO, Renaud Garcia : petit rappel pour les Jeunes : Pierre Fournier (1937-1973)

Saint-Vulbas, dans l’Ain, le 10 juillet 1971. 15 000 personnes se rassemblent pour protester contre la construction de la centrale nucléaire du Bugey. C’est le coup d’envoi du mouvement antinucléaire en France. Derrière l’évènement, Pierre Fournier, dessinateur et chroniqueur à Charlie Hebdo. Voix, plume et crayon de la révolution écologiste en France. Ceux qui étaient au Bugey le savent. Les inconditionnels de Charlie aussi. Pour les autres, tous les autres, qui n’ont reçu d’autre image de l’écologie en France que sa caricature politicarde (Europe Écologie Les Verts) ou ses déclinaisons rouges-vertes (les diatribes pseudo-décroissantes du député Ruffin à l’Assemblée nationale), il faut savoir. Et raconter l’histoire de Pierre Fournier.

Né en Savoie, à Saint-Jean-de-Maurienne, fils d’instituteurs adeptes de la pédagogie de Célestin Freinet mais plutôt conservateurs, Fournier est un élève doué, qui s’intéresse aux langues anciennes et à la philosophie. Il montre très jeune des prédispositions pour le dessin. Ses parents font en sorte de lui offrir un équipement à la hauteur, puis déménagent en 1953 pour la région parisienne, à Nogent-sur-Marne, afin de faciliter ses études d’art. Admirateur de Dürer, Hokusai et Dubout, il entre à l’École nationale supérieure des arts décoratifs, puis réussit le concours de professeur de dessin de la ville de Paris, mais n’exerce pas. Il commence à placer des dessins çà et là dans quelques journaux et magazines, dont Hara-Kiri, en 1962. Ses dessins ne correspondent pas tout à fait à l’esprit du journal animé par Georges Bemier (alias professeur Choron) et François Cavanna, mais ce dernier a remarqué son style. Un trait inquiet, saturé et obscur. Du texte intercalé, des morceaux de bande dessinée, des photographies. Une main qui détonne. En parallèle, pour gagner sa vie, il devient employé à la Caisse des dépôts et consignations. Pour un hebdo « bête et méchant », voilà un rédacteur sérieux, en costume-cravate, affublé de son cabas dans lequel il enfourne des légumes bio. Voyez la couverture de Charlie Hebdo n°34, en date du 12 juillet 1971. « La fête à Bugey », titre le journal, avec un portrait de Fournier par Reiser : costume noir, col blanc, parapluie sous le bras et panier de légumes à la main, levant l’index et disant « je reconnaîtrai tous les enfants conçus pendant la fête ». Un curé. Mais d’une drôle d’engeance, naturiste sinon naturienne.

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En 1967, Fournier entre à la rédaction de Hara-Kiri, mensuel puis hebdo, où il côtoie les dessinateurs Wolinski, Reiser, Willem et un certain Georges Blondeaux, dit Gébé, son rédacteur en chef à partir de 1969. Très vite, sous le nom Jean Neyrien Nafoutre de Séquonlat, il se concentre sur les questions de pollution et d’environnement. En 1967, le pétrolier américain Torrey Canyon fait naufrage au large des côtes bretonnes. Les dispersants utilisés pour contrer la marée noire (gazole, napalm) se révèlent plus toxiques encore. La puissance destructrice d’une société industrielle qui se retourne contre la vie est aveuglante pour Fournier. L’Amérique en est l’incarnation, elle qui, par-dessus le marché, colonise culturellement l’Europe avec son capitalisme de la séduction. Pourtant, ce sont aussi les intellectuels américains qui font des pollutions industrielles un sujet central, en remontant du constat aux causes. Déjà le naturaliste Henry Fairfield Osborne, en 1948, dans La planète au pillage (Our Plundered Planet). Puis Rachel Carson et son Printemps silencieux, en 1962, qui attire l’attention sur l’utilisation du DDT. Les érudits savent qu’elle fut devancée par Murray Bookchin, qui avait commencé son engagement écologiste en travaillant sur les contaminations alimentaires. Nul besoin, pour Fournier, de s’autoriser de références aussi pointues pour sembler excentrique aux yeux de la rédaction à Hara-Kiri. Insecticides, marées noires, pollution du Rhin, boues rouges en Méditerranée, saccage du milieu naturel par les équipements industriels (site de Feyzin à Lyon, projet de raffinerie dans les Dombes, exploitation par Péchiney d’une carrière de bauxite sur le site des Baux-de-Provence), urbanisation de Val-Thorens, du Queyras et des Écrins, bétonnage de la côte languedocienne : les sujets de prédilection de Fournier ne sont pas vraiment ceux des autres rédacteurs. Cavanna le décrit comme un « barbu sinistre ». Ses préoccupations pour la nature n’entrent pas dans le cadre progressiste de l’hebdo qui, après 68, s’adresse à un public gauchiste. Pis, elles horripilent le lectorat qui a établi une fois pour toutes les camps, du bon et du mauvais côté de la barrière : « Toi et ta pollution, faut se l’envoyer…C’est une rengaine à la mode et j’aime pas qu’un mec comme toi m’emmerde avec les mêmes histoires que La Vie catho ou autres conneries du genre », lit-on dans un courrier de lecteur des années 1969-1970. Cinquante ans après, cette rengaine reste en effet à la mode : tu ne traites pas du social ; tu ne considères pas que le front principal est le sociétal ; tu penses, ensemble, nature et liberté, alors tu ne vaux pas mieux que l’extrême droite. Quant à Fournier, il se sait anachronique, à contretemps, et s’en fait fort : « Ce que j’ai à dire est difficile à avaler. Vous êtes mûrs, dans l’ensemble, pour en comprendre le quart. L’époque ne pose encore aucun des vrais problèmes ou, plutôt, elle ne pose encore aucun problème correctement, à sa place et dans son ordre  ». (3) En note manuscrite en marge de ce texte, Cavanna ajoute ceci : « Fournier, Fournier ! Tu paumes les pédales ! Ce n’est pas parce qu’on te laisse déconner qu’il faut te croire obligé de le faire ». En 1970, lors d’une rencontre au lycée Jeanson de Sailly, Cavanna avoue trouver Fournier « un peu gênant ». Ses chroniques, désormais publiées dans Charlie Hebdo (après l’interdiction de Hara-Kiri en raison de sa une du 16 novembre 1970 « Bal tragique à Colombey : un mort », suite au décès du général de Gaulle) rencontrent néanmoins leur public. Le trait change. Les textes, en petits caractères serrés, se massent sur la page et l’emportent face aux dessins. Fournier porte désormais un message.

Il faut reconnaître à Cavanna la générosité de n’avoir jamais lâché son intempestif chroniqueur. Mieux encore, de lui avoir permis de fonder son propre journal, La Gueule ouverte, afin d’avoir plus d’espace pour développer ses analyses. Pour le reste, l’essentiel dans notre perspective, l’opposition entre les deux hommes est exemplaire du clivage principal de notre temps : technologistes contre écologistes. Le 23 août 1969, dans une chronique intitulée « Il y a trop de paysans », Fournier exprime son souhait de se retirer, à terme, de Hara-Kiri, pour restaurer un vieux village savoyard, Montendry, et y ranimer la vie communautaire. C’est son retour à la terre, la volonté de « maintenir coûte que coûte les bases organiques auxquelles s’attaque notre civilisation suicidaire ». Non pas un repli loin de la réalité sociale, mais la confection d’avant-postes où commencer la révolution de l’existence, avec de nouvelles écoles, des coopératives de production en agriculture biologique, des bibliothèques scientifiques qui poussent à relier et synthétiser les connaissances au lieu d’analyser et disséquer la réalité. Cela rappelle le Giono des marches au Contadour, à partir de 1935. Giono, un des maîtres de Fournier, fabulateur et pacifiste intégral qui, entre 1929 et 1939, invente parallèlement dans ses romans, essais et tracts la critique anti-industrielle en France. Avant même Bernard Charbonneau, qui sera quant à lui l’un des premiers collaborateurs de La Gueule ouverte.

L’essai de Fournier tourne court, faute d’appuis suffisants, mais il revient néanmoins dès 1969 vers la campagne, dans le village de Leyment, dans l’Ain. C’est depuis cet arrière-pays qu’il publiera ses dessins et chroniques, en se déplaçant de moins en moins pour assister aux réunions de rédaction parisiennes. Cavanna, pour sa part, ne remet pas en cause le rôle de la science dans la société. Mieux, il l’exalte, en ses applications technologiques, pour lui confier la réalisation des rêves immémoriaux de l’humanité, tels que l’étemelle jeunesse. La révolution prend un tout autre sens : la subversion des fondements existentiels de l’espèce humaine. En 1976, Cavanna publie le livre Stop-crève (éd. Jean-Jacques Pauvert), qui exalte les possibilités scientifiques d’effacement de la vieillesse. L’intervention sur les processus biologiques permettra d’arrêter la dégradation physique. Vibrionnant d’activité comme de jeunes chiots fougueux, les humains augmentés pourront jouir de tout leur temps sans se consumer dans l’angoisse de la fin. On mourra encore, certes, mais par accident. Comme un animal, jamais plus comme un humain. Qui veut se convaincre du transhumanisme de l’employeur de Fournier lira donc ce livre, et retrouvera l’archive sonore de l’émission Parti-pris, sur France Culture, animée par Jacques Paugam, le 15 décembre 1976.

Cavanna / Fournier. Désormais, la césure politique sépare ceux qui veulent conserver la croissance pour en distribuer les fruits à tous et ceux qui contestent le progrès. Hier comme aujourd’hui, ce déplacement des polarités politiques passe mal. Un lecteur de l’époque : « On s’en fout que les poireaux soient pas sains, l’important c’est qu’il y en ait pour tout le monde ». C’est ce que disent aujourd’hui, en substance, François Ruffin et son ministre de l’économie Frédéric Lordon, en soutien aux travailleurs employés à la fabrication de nuisances. Tels ces salariés frappés en 2016 par la liquidation sauvage de l’usine Écopla (ex-filiale de Péchiney), spécialisée dans la production de barquettes en aluminium : « on s’en fout que l’aluminium soit responsable en partie de l’augmentation de la maladie d’Alzheimer, de la maladie de Crohn, de scléroses en plaque et de colopathies fonctionnelles, tant que vous pouvez gagner dignement votre vie en produisant à la tonne les récipients toxiques d’une pâtée industrielle toxique ». On force le trait? Pas davantage que Fournier, dont le cri d’alarme dans Hara-Kiri Hebdo n°13, le 28 avril 1969 transforme le chroniqueur en pionnier de la révolution écologiste :

« Pendant qu’on nous amuse avec des guerres et des révolutions qui s’engendrent les unes les autres en répétant toujours la même chose, l’homme est en train, à force d’exploitation technologique incontrôlée, de rendre la terre inhabitable, non seulement pour lui mais pour toutes les formes de vie supérieure qui s’étaient jusqu’alors accommodées de sa présence. Le paradis concentrationnaire qui s’esquisse et que nous promettent ces cons de technocrates ne verra jamais le jour parce que leur ignorance et leur mépris des contingences biologiques le tueront dans l’œuf. La seule vraie question qui se pose n’est pas de savoir s’il sera supportable une fois né mais si, oui ou non, son avortement provoquera notre mort. »

Se rend-on bien compte de ce que signifie ce texte dans le sillage de mai 68, de l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’URSS, des manifestations contre la guerre du Vietnam (l’opération de bombardement américaine Rolling Thunder s’est achevée en novembre 1968) et plus largement des mouvements féministes et noirs américains ? Fournier, le petit employé de la Caisse des dépôts et consignations, adresse à un public d’extrême gauche un message plus révolutionnaire que tout ce que ce dernier serait prêt à endurer. Il est donc suspect de penchants réactionnaires. C’est qu’il remet en question les piliers du progressisme : la technologie et une science devenue folle dans sa prétention à plier le réel à ses méthodes. Tout cela sans jamais renier l’esprit de la science, autrement dit l’effort de comprendre la nature comme un tout, fait de relations multiples. Il utilise dans ce sens le terme « écologie », comme une science des lois de la nature, à laquelle il s’agira de s’exercer pour saisir l’évolution de la matière vivante et signer l’armistice avec la nature. L’adepte de l’alimentation saine ne s’oppose pas brutalement à la science, pas plus qu’il ne verse dans le mysticisme bon marché de ceux qui dénoncent, par ailleurs à juste titre, les impasses de la froide raison. Ni hippie ouvrant les portes de la perception, ni mao englué dans une rhétorique prolétarienne, bien plutôt rétif à toute organisation partidaire, sa filiation se situe du côté de ces naturiens (qu’il appelle « naturistes ») de la Belle Époque, encore actifs dans l’entre-deux guerres : ces ouvriers et petits artisans marginaux, qui avaient secoué le conformisme dans le non-conformisme des milieux libertaires. Contre l’éloge, largement partagé par les anarchistes, du machinisme de la civilisation industrielle qui émancipe des pesanteurs de la glèbe. Au nom du vieil idéal épicurien : celui de la mesure déterminée par les besoins d’une vie saine. En un peu plus de trois ans de frénésie militante, entre 1969 et 1973, à la tribune d’une publication tirant à 150 000 exemplaires, Fournier diffuse l’idée naturienne en France. Il lui donne le nom de « révolution écologique ». Révolution, ou tour complet. Remettre les choses à l’endroit et la réflexion en ordre : « la rivière ne retourne pas à sa source, et la pollution ne vient jamais de l’embouchure. Avant de rationaliser nos rapports avec les autres, il faut rationaliser nos rapports avec nous-mêmes, il faut rationaliser les rapports de notre corps avec l’élémentaire. Avant d’apprendre à parler, apprendre à manger. Apprendre à marcher. À dormir. À respirer. La justice sociale, c’est là qu’elle prend sa source. Ou l’injustice. Et c’est de vous que ça dépend. De toi. De moi. Il faut prendre le problème à la base : là où la liberté humaine COMMENCE. Ce retournement fondamental, c’est le sens de la révolution écologique. » (4) Nature et liberté, indissociables.

Si la gauche française peine à comprendre, le mouvement écologiste américain intéresse beaucoup Fournier, qui entrevoit des promesses dans la Nouvelle Gauche (New Left), parrainée par une figure prestigieuse comme Aldous Huxley. Le movement donne également des idées au génial mathématicien Alexandre Grothendieck, qui fonde, en juillet 1970, avec quelques autres universitaires réunis à Montréal, le « mouvement international pour la survie de l’espèce humaine », nommé Survivre. En plein colloque, celui qui est alors professeur associé au Collège de France, et démissionnaire de l’Institut des hautes études scientifiques (subventionné en partie par le ministère de la Défense) interrompt son intervention pour distribuer à ses collègues une dissertation critiquant la recherche scientifique. Survivre défend des buts écologistes et pacifistes, contre le péril atomique et l’industrialisation galopante, qui incarnent tous deux la volonté de puissance d’une science devenue indiscernable de ses applications techniques et militaires. Le premier bulletin du mouvement paraît en août 1970. Dès la fin de l’année, Grothendieck découvre, enthousiaste, les chroniques de Pierre Fournier. Le mathématicien, qui situe l’alternative entre la révolution écologique et la disparition de l’humanité, rejoint le dessinateur militant. Ils vont œuvrer ensemble, en 1971, au combat antinucléaire, épaulés par plusieurs autres petits groupes : l’Association pour la protection contre les rayonnements ionisants (APRI), fondée par le vétéran de la lutte antinucléaire Jean Pignero ; le Comité de sauvegarde de Fessenheim et de la plaine du Rhin (CSFR), en partie rejeton de l’APRI, fondé à l’initiative de Françoise Bucher, Esther Peter-Davis et Annick Albrecht, trois militantes opposées au projet de centrale à Fessenheim, dans le Haut-Rhin ; les Amis de la Terre, équivalent français des Friends of the Earth états-uniens ; ou encore Aguigui Mouna, le Diogène de mai 68, qui sillonne Paris à vélo.

C’est aussi l’époque où Fournier est approché par un instituteur rural de la région de Bourg-en- Bresse, Emile Prémillieu. Cet ancien gauchiste multiplie les tentatives d’éducation populaire dans la région lyonnaise. Il s’intéresse au Living Theatre, anime des ciné-clubs, organise des projections suivies de débats dans les usines. Il finit par lire Hara-Kiri et Charlie Hebdo, où les chroniques de Fournier attirent son attention sur le problème nucléaire, aussi bien civil que militaire. Il découvre alors qu’un projet de centrale nucléaire est en cours depuis 1965 dans l’Ain, à Saint-Vulbas. Au culot, il vient frapper à la porte de son voisin Fournier, alors occupé à rassembler des informations sur le projet du Bugey, pendant que se profile, en avril 1971, la première manifestation contre la centrale de Fessenheim. Les deux hommes ne se quitteront plus, du comité Bugey-Cobayes jusqu’au lancement de La Gueule ouverte. Ils se rendent à Fessenheim, Fournier se rapproche du Groupe d’action et de résistance à la militarisation (GARM) et couvre pour Charlie Hebdo des évènements comme l’anti-Quinzaine de l’Environnement, clôturée par la Fête de la Terre, au bois de Vincennes, où l’on remarque à la tribune le sage pacifiste Lanza del Vasto, fondateur de la communauté de l’Arche, et l’écrivain René Barjavel, auteur de Ravage et de La nuit des temps. Aux yeux de Fournier, l’effervescence gagne. Le plus remarquable, c’est que cette accrétion de petits groupes et de francs-tireurs, finissant par former un milieu, ne s’effectue sous la direction d’aucun intellectuel patenté. « Se démerder sans idéologie », voilà un autre trait qui, selon Fournier, distingue l’écologie des sous-groupes trotskistes de l’époque. « C’est la lutte finale », parodie l’auteur dans sa chronique de Charlie Hebdo n°12, le 8 février 1971, en assénant que « nous assistons, à partir des sociétés les plus technicisées, à un soulèvement, encore confus mais universel, du vivant contre ce qui le nie et le détruit, contre le monde irréel que la machine lui fait. Le cheval se cabre à la porte de l’abattoir ». Entre le printemps 1971 et le printemps 1972, avec le point culminant de la marche du Bugey en juillet, Fournier abat un travail insensé. Grâce à sa page dans Charlie, il bénéficie d’une tribune dont aucun de ses compagnons ne peut rêver. Il informe, collecte, synthétise. L’espace du journal devient le relais des divers groupes qui aspirent à se retrouver durant l’été dans l’Ain. Cela fera jaser à Charlie, du côté de Cavanna et Choron : Fournier détournerait le journal comme support de son action. La réciproque est tout aussi vraie : en Bugey, Charlie Hebdo peut toucher un public inhabituel. Toutefois, Choron affrète des bus depuis Paris pour se rendre au Bugey, tandis que l’équipe se rend à la marche. Fournier, quant à lui, veut s’inspirer du travail en cours de Gébé, dans ses planches de L’An 01, pour créer, sur fond de non-violence, un Bugey 01, autrement dit le coup d’envoi de la révolution écologique. La manifestation, qui est un succès, et provoque une petite secousse médiatique, incite Fournier et Prémillieu à déployer par la suite tout l’arsenal militant : marches, sit-in en septembre-octobre devant la centrale de Saint-Vulbas, action « commando pacifique » contre le Palais des nations où se tient une rencontre internationale d’experts sur les applications industrielles de l’atome. Efficacité contrastée. Quelque chose, du moins, s’est passé, au-delà de la politique : « 15 000 mecs sans armes, sans slogans, sans drapeaux, face à l’une des plus grotesques concrétisations du délire ».

Tout ce que Fournier écrit dans cette période est d’une troublante lucidité. D’un côté, le Parti communiste, bien obligé de reconnaître qu’une dimension de la réalité a échappé à sa grille de lecture, s’empare de Bugey 01. Les communistes montrent qu’ils y pensent depuis longtemps, et digèrent l’évènement pour le fondre dans leurs fondamentaux : vaincre le grand capital par l’union des masses. Ce qui signifie, en jargon politisé : « passer à l’action » ou « faire de la politique ». Or, souligne Fournier : « l’action pour l’action, le tract pour le tract, le pavé pour le flic. Tout ceci m’a rapidement fait chier. Vu que l’impasse était toujours au bout. J’ai commencé à penser qu’il existait ailleurs des moyens d’action autrement dangereux que la violence. Et puis, Bugey 01. La force tranquille de 15 000 mecs. Mais il faut qu’il y ait une suite (5)  ». Or la suite tarde à se concrétiser. D’un autre côté, il faut se garder d’enterrer le mouvement dans le folklore. On se gausse trop facilement des lubies nudistes, en les confondant à dessein avec la radicalité des naturiens. Quant au retour à la terre, s’il est désirable (et partiellement accompli par Fournier lui-même, qui travaille depuis un village de sa Savoie natale), toute la question reste de savoir avec qui s’y engager. Éreinté à l’automne 1971, Fournier envoie une lettre à Cavanna pour s’excuser de ne pas avoir envoyé d’article à la rédaction. La lettre supplée à une chronique, où le militant fourbu explique : « tant qu’on n’aura pas amené au moins 5 % des gens à un niveau de conscience suffisant pour qu’ils soient obligés d’agir, tout ce qu’on peut faire c’est du mime et de la pantomime. Clownerie. » Plus loin : «je suis à peu près persuadé que tout ce qu’il reste à faire d’intelligent c’est de fonder des communautés. Mais en même temps qu’il n’y a quasi plus d’endroits où ce soit possible, il n’y a pas encore de gens avec qui ce soit possible. Se lancer là-dedans, c’est le meilleur moyen de se faire bouffer tout cru par des gens qui ont encore tout à comprendre. J’aime mieux perdre mon temps à bosser pour Charlie que perdre mon temps à faire le con avec des communautaires foireux ». (6) Allez lire ce texte aux villageois de la montagne ariégeoise ou de la Drôme d’aujourd’hui, évangélisés par les « collapsologues » et leurs techniques de « travail qui relie », de « reconnexion avec le vivant » et de « communication non-violente », il fera probablement écho à leur situation.

Les dilemmes de Fournier restent ceux des anti-industriels, qui malgré le cours catastrophique des choses ne se résignent pas au silence. Tout est perdu, peut-être, fors l’honneur. Qu’il ne soit pas dit que les naturiens aient consenti au désastre : « pendant que je m’escrime à haranguer les cons, ma vie me file entre les doigts. Ce qui est absurde au suprême degré pour un type qui rabâche qu’il faut vivre et que cela seul est important, positif, exemplaire ». Il voudrait arrêter le militantisme et se recentrer sur ce qu’il sait faire de mieux : ajouter de la beauté au monde par ses dessins. Las, le courant l’emporte à nouveau, notamment avec la marche sur le Larzac et la grève de la faim de Lanza del Vasto. En 1972, le rapport du club de Rome sur les limites de la croissance confirme ses vues. Qu’il émane de technocrates et d’industriels lui importe peu, tant que de l’eau est apportée à son moulin. Dans sa volonté de convaincre, il s’appuie également sur la lettre adressée par le commissaire européen à l’agriculture Sicco Mansholt à Franco Maria Malfatti, président de la Commission des communautés européennes. De même que sur le texte Blueprint for Survival, rédigé par Edward Goldsmith dans sa publication The Ecologist. Peu lui chaut qu’on les accuse de malthusianisme ou de penchants réactionnaires, car ces textes posent les questions que devra aborder le mouvement écologiste. Lui qui se dit désormais de gauche, car l’examen rigoureux des faits rend nécessaire le changement de l’état de fait (la révolution écologique) et non le maintien du statu quo (le développement industriel), se lamente de l’imbécilité des gauchistes. Il lit Alexis Carrel, chirurgien, prix Nobel de médecine en 1912, auteur en 1935 de L’Homme, cet inconnu, livre largement diffusé. Politiquement réactionnaire et pétainiste, régent de la Fondation française pour l’étude des problèmes humains, créée en novembre 1941, Carrel promeut par ailleurs un eugénisme plus proche de l’hygiénisme social que des expériences criminelles effectuées auparavant aux États-Unis et en Allemagne (7). Fournier retient de Carrel l’appel à réévaluer les sciences de la matière vivante par rapport aux sciences de la matière inerte. Autrement dit, aborder les rapports entre les êtres vivants et leur milieu comme un tout, au lieu de leur appliquer la méthode des sciences physiques, qui promeut l’analyse au détriment de la synthèse. Mais pour l’homme de gauche, si Carrel le dit, c’est une erreur, puisque Carrel est catholique intégriste et raciste.

Il faudra donc haranguer encore les imbéciles. Informer sans cesse, pour faire droit à la vérité et maintenir vive l’œuvre du comité Bugey-Cobayes. Il s’agit de se dépêcher car, malgré tout, pour les grands médias, le feu est passé au vert. Les récupérateurs se pressent, au premier rang desquels Le Nouvel Observateur, le magazine de la gauche libérale, qui sent le vent tourner. L’écologie est devenue de mode, de sorte qu’à l’été 1972 paraît un numéro spécial intitulé « La dernière chance de la Terre », coordonné par Alain Hervé. Brice Lalonde, ami de ce dernier et futur ministre de l’Environnement entre 1988 et 1992, y présente deux dessins. On y retrouve aussi des contributions d’André Gorz (alias Michel Bosquet) et d’Edgar Morin, le sociologue de la « complexité ». Le grand aïeul des actuels « collapsologues », qui selon Fournier « a une tête de sociologue et le langage de sa tête », découvrira l’année suivante, aux éditions du Seuil, le paradigme perdu, cette nature humaine à réintégrer dans le tissu de la nature. Confronté à cette vague d’usurpateurs, Fournier se sent à l’étroit dans sa rubrique de Charlie, d’autant que Cavanna s’exaspère : Charlie, ce n’est pas le groupe Survivre. Il ne reste pour le chroniqueur qu’à fonder son propre journal écologique. Choron débloque des crédits et facilite la création de La Gueule ouverte en novembre 1972.

Retranchée dans le village savoyard d’Ugine, où Prémillieu a emménagé, une petite équipe issue du comité Bugey prend en charge la rédaction de ce journal « qui annonce la fin du monde », dont la vente des premiers numéros est estimée à 60 000 et 70 000 exemplaires, avec un tirage à 150 000, dans la lignée de ce que pratiquent Hara-Kiri et Charlie Hebdo. Fournier s’adjoint la collaboration des dessinateurs Gavignet et Jean-Pierre Andrevon ; de ses acolytes de Charlie Hebdo Gébé, Cabu, Reiser, Willem et Wolinski ; enfin de Bernard Charbonneau, pour ses chroniques du « terrain vague », autrement dit la banlieue totale issue de la prolifération mécanique de la société industrielle. Alors qu’il emménage avec sa femme et ses enfants dans le petit village de Queige, en Savoie, Fournier enchaîne les trajets en direction de Leyment, où il conserve ses papiers et son matériel, et d’Ugine. Les cinq premiers numéros, bouclés sous la direction de Fournier, se veulent ambitieux, mais la fatigue gagne, tout comme l’inconfort dans la préparation du journal. Dès janvier 1973, les ventes diminuent et Fournier, absorbé par les conditions matérielles de son installation, ne signe aucun article. En février, une réunion se tient à Annecy entre la rédaction du journal et ses lecteurs. Long débat qui laisse Fournier perplexe, sans trop de perspectives sur la suite à donner au journal. Il monte à Paris pour corriger des épreuves. Il y retrouve Cavanna. Nouvelle altercation avec son ami, qui lui est fatale : lui qui avait été opéré d’une malformation cardiaque en 1960, succombe à un infarctus.

Telle est donc la brève histoire de Pierre Fournier. L’histoire, fulgurante, de l’écologie avant les partis écologistes, de la révolte contre la société industrielle avant les accommodements de l’anticapitalisme vert. Laissons, pour terminer, la parole à Charbonneau, auteur de cet hommage dans Le feu vert, en 1980 :

Comme pour les jeunes de sa génération, ignorants du passé, le « problème écologique » avait été une véritable découverte, ce qu’on ne peut dire des vieux convertis sur le tard. Pour crier dans un journal de gauche les méfaits du développement et ses gaspillages, à rebours de la mythologie du progrès matériel, il fallait avoir le courage et la liberté de s’opposer à son propre milieu. Fournier le disait dans le langage des jeunes, mais sans complaisance. Il n’annonçait pas les lendemains qui chantent, mais la fin des temps, pressentant peut-être que le sien était compté. La mort de Fournier est une lourde perte pour le mouvement écologique, car on ne voit guère aujourd’hui qui peut lui maintenir, avec son intransigeance, un sérieux qui n’est pas forcément celui des chiffres.

Renaud Garcia
Hiver 2020-2021

Notes
3. Hara-Kiri n° 39, 27 octobre 1969.
4. Charlie Hebdo n° 40, 23 août 1971.
5. Charlie Hebdo n° 43, 13 septembre 1971.
6. Charlie Hebdo, n°50, 1er novembre 1971.
7. Cf. André Pichot, La société pure. De Darwin à Hitler, Flammation, « Champs », 2000

Lecture

• Danielle Fournier, Patrick Gominet, Fournier, précurseur de l’écologie, Les cahiers dessinés, 2011.

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