Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Décroissance Ile de France
18 novembre 2020

Qu’est-ce que la décroissance ? 6) entre convivialité et convivialisme :




L’impasse principale de la décroissance résiderait dans l’absence apparent d’un projet de société, car on la présente comme un simple trajet vers une société au-delà de la croissance. Bien entendu il ne s’agit que d’une vue de l’esprit car le simple fait de choisir la décroisance c’est déjà faire un choix de société, étant entendu que derrière le mot de « croissance » se cachent (?) le capitalisme, la société industrielle, la société de consommation, le développement, le productivisme.… Mais il est courant de bien séparer le « trajet » du projet et ce « défaut » est repris par Patrick Viveret qui pense le corriger en réduisant la décroissance à « une  provocation  utile pour déconstruire l’ancien monde » mais voilà, « cela ne suffit pas pour en construire un nouveau »1).
Ce thème de la provocation est aussi présent dans le « mot-obus » de Paul Ariès.
Pourtant comme déjà écrit ci-dessus, même un trajet contient un projet, ne serait-ce qu’en négatif dans la remise en cause du productivisme, du capitalisme.
De plus, on est en droit de se demander si l’on peut vraiment décrire de façon détaillée ce que serait une société d’a-croissance ? N’est-ce pas prétentieux de vouloir imposer un modèle tout fait à une société en quête d’autonomie et désireuse de créer son avenir par elle-même ? Ne doit-on pas plutôt se contenter de créer un « parti du négatif », qui se contenterait de critiquer la société croissanciste qui détruit tout autour de nous : la société et la biosphère ?

Pourtant certains « décroissants » s’y sont risqués à commencer par Serge Latouche, Alain Caillé, etc., en se référant à Marcel Mauss (le don) et à Ivan Illich (la convivialité). Il en est issu le « convivialisme ». Contrairement à ce qu’on pourrait croire le convivialisme est différent de la convivialité chère à Ivan Illich, comme nous allons l’expliquer ci-dessous.

Qu’est-ce que la convivialité ?

Dans le mot « convivialité » on trouve le mot « convive », ce qui - dans le domaine politique - évoque l’organisation des banquets révolutionnaires de grande taille surtout à l'époque de la Deuxième République par les opposants à la monarchie de Juillet mécontents de la politique de Guizot. La référence au banquet est confirmée par Ivan Illich dans son livre « la convivialité » il nous informe que « le père  de ce vocable (« convialité ») est Brillat-Savarin, dans sa Physiologie du goût : Méditations sur la gastronomie transcendantale. »2) mais il se dépèche d’ajouter que dans l’ acception nouvelle qu’il confère à ce terme, c’est l’outil qui est convivial, pas l’homme.

Pour Illich la convivialité s’organise autour de la question de la technique, de l’outil, pas du politique stricto-sensu. Il ne s’agit pas d’organiser des banquets pour renverser un ordre, mais de remettre en cause la technique telle qu’elle existe dans une société de croissance. Pour Ivan Illiche une société conviviale est « une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est une société où l’homme contrôle l’outil. »3)

Il explique comment la médecine crée de nouveaux types de maladies, comment elle prolonge la vie des malades au lieu de les guérir, comment la pratique médicale se concentre de plus en plus sur des opérations spectaculaires effectuées par des équipes hospitalières. Autrement dit, « dans un premier temps, on applique un nouveau savoir à la solution d’un problème clairement défini et des critères scientifiques permettent de mesurer le gain d’efficience obtenu. Mais dans un deuxième temps, le progrès réalisé devient un moyen d’exploiter l’ensemble du corps social, de le mettre au service des valeurs qu’une élite spécialisée, garante de sa propre valeur, détermine et révise sans cesse. »4)
Et ce schéma s’applique aussi à l’enseignement et aux transports. Un Américain moyen consacre de plus en plus de temps de travail pour avoir une automobile, soit quatre heures par jour pour finalement rouler 6 km par heure…L’augmentation du nombre d’automobiles a engendré une baisse de son efficacité. En conclusion :

« L’école produit des cancres et la vitesse dévore le temps. »5)

Ivan Illich repère cinq menaces générées par la production industrielle :
-la perversion de l’outil à cause de la surcroissance détruit la biosphère
-le « monopole radical » d’une machine, lorsque par exemple l’essor de l’automobile restreint la circulation sans moteur, menace la créativité.
-la surprogrammation (le fait d’apprendre trop de spécialités pour utiliser des outils compliqués) de l’homme menace de transformer la planète en vaste zone de services
-l’industrialisation accroit les privilégiés et les sous-privilégiés, autrement dit la polarisation dans tous les domaines
-l’obsolescence programmée.

On l’aura compris, l’enjeu pour Illich c’est de dénoncer non seulement la machine quand elle atteint un certain niveau de développement mais aussi son monde et notamment l’échec de l’entreprise moderne de remplacer l’homme par la machine (« l’illusion consistait à croire que la machnine était un homme artificiel qui remplacerait l’esclave ») 6) . La convivialité consisterait à faire de la machine un outil pour travailler, pas de remplacer l’homme au travail. Un obstacle important se dresse sur le chemin vers la convivialité, c’est la bureaucratie et les experts.
A la place d’outillage industriel il faudra substituer des outils conviviaux. Ces outils sont en fait des outils partagés, et tout l’enjeu consiste à garantir à chacun l’accès à ces outils à travers des contrats, mais sans léser personne. Il résume cette entreprise en trois mots : survie, équité, autonomie créatrice et seule une culture conviviale de l’outil peut conjuguer équité et survie (p.31). Cela étant Illich reconnait les limites de sa thèse, outre le fait qu’ il a l’air de se faire des illusions sur le régime de Mao, il ajoute « on dira que la limitation de l’outillage restera lettre morte tant qu’une nouvelle théorie économique n’aura pas atteint le stade opérationnel pour assurer la redistribution dans une société décentralisée. »7)

Et nous revenons à la case départ, nous ne savons pas exactement ce que serait cette nouvelle théorie économique d’une société d’a-croisssance ni comment elle va faire pour empecher à la fois la domination de la bureaucratie et le partage des outils conviviaux.
Tout au plus Illich évoque une inversion politique consistant à limiter l’impact de l’outillage sur l’environnement et la mise en oeuvre d’un contrôle efficace des naissances, une critique de l’emprise des sociétés anonymes sur la démocratie dans le but de promouvoir leur propre produit…

« L’angoise me ronge quand je vois que notre seul pouvoir pour endiguer le flot mortel tient dans le mot et, plus exactement, dans le verbe, venu à nous et trouvé dans notre histoire. Seul, dans sa fragilité, le verbe peut rassembler la foule des hommes pour que le déferlement de la violence se transforme en recontruction conviviale. »8)

Ne pas confondre convivialité et convivialisme :

Même si les deux principes de convivialité et de convivialisme se répondent, l’approche n’est pas tout à fait la même.
Plus que le système machiniste et industriel ce sont plutôt ses conséquences sur la société qui sont critiquées, et plutôt le système libéral et ses travers que le système capitaliste et productiviste. Bien sûr on dénonce la pollution, on aborde la question climatique, et surtout le péril nucléaire militaire et civil.

Dans « Le manifeste convivialiste », on constate l’échec des doctrines laiques et religieuses pour répondre au quatre questions, morales, économiques, politiques, écologiques (et facultativement religieuse ou spirituelle) posées.
Car, leur défaut c’est de penser que le conflit entre humains vient des besoins et pas des désirs, ce qui présuppose une croissance infinie, chose désormais impossible.
Avec un PIB moyen de 3,5 % par an, le PIB mondial serait multiplié par 31 en un siècle. Imagine t’on 31 fois plus de pétrole, d’uranium ou de CO2 consommés en 2100 qu’aujourd’hui ?

La démesure, « qui est au cœur du désir et est plus difficile à réguler que le besoin », explique Alain Caillé. Autrement dit, l’homme en veut toujours plus. Et c’est précisément sur cette idée qu’est fondé le libéralisme. Au départ se trouve le désir, - d’essence transhistorique -  mais dans l’idéologie libérale il va être favorisé car d’après celui-ci il faut maximiser son profit au risque de tout détruire. Pour l’éviter il faut partir des rapports sociaux et le paradoxe pour A. Caillé, c’est qu’ils sont plus importants pour les êtres humains que les biens matériels. On a donc une contradiction, entre un désir individualiste et sans limite et le rappel de l’importance des liens sociaux pour éviter la destruction. Pour favoriser ces derniers il faut privilégier le principe de convivialité, ou du bien vivre ensemble.
Le convivialisme s’inspire bien d’Ivan Illich, qui remarquait déjà que l’Etat était débordé par les entreprises et que seule la société civile pouvait encore intimer un changement de production. Mais aussi de Marcel Mauss  et de l’importance du don. Alain Caillé fait aussi référence à l’associationnisme.

Il ne s’agit pas de la théorie philosophique, mais plutôt de la doctrine qui prône l'association volontaire de petits groupes de producteurs et qui fut défendue par des « socialistes utopistes » comme Owen, Fourier, ou Louis Blanc. Il s’agissait d’une démarche vers une civilisation où l’entraide remplacerait l’immixtion gouvernementale. Ce mouvement a été très puissant au début du XIXème siècle jusqu’aux alentours de 1848. Mais Marcel Mauss qui y avait souscrit abandonne vite l’idée d’une société qui serait régie par un principe unique. A ses yeux, toute croyance en « une pacification de la société sous l’empire d’un principe totalisateur unique » est illusoire et il convient d’opter pour « une société régie par une pluralité plus ou moins conflictuelle de principes économiques », une « mixture » de marché, d’État et d’associationnisme (économie sociale et solidaire).

Le convivialisme reste cependant bien « un socialisme universalisé et radicalisé »9). Par socialisme, Alain Caillé entend « une forme de subordination de la vie économique aux objectifs conscients de la société » 10). Il devient « universalisé » en imposant une solidarité mondialisée en dehors  du  cadre  ténu  de  l’État  et « radicalisé » en combattant la démesure du capitalisme  néolibéral,  notamment  en  décrétant  « hors-la-loi  »11)  la  spéculation  financière.
Voici une liste d’actions, de mesures qui permettraient de faire face à la destruction du monde perpétuée par le libéralisme économique outre un revenu de base, et un revenu maximum :

« La défense des droits de l’homme et de la femme, du citoyen, du travailleur, du chômeur, ou des enfants; l’économie sociale et solidaire avec toutes ses composantes: les coopératives de production ou de consommation, le mutualisme, le commerce équitable, les monnaies paral- lèles ou complémentaires, les systèmes d’échange local, les multiples associations d’entraide; l’économie de la contribution numérique (cf. Linux, Wikipedia etc.); la décroissance et le post-développement; les mouvements slow food, slow town, slow science; la revendication du buen vivir, l’affirmation des droits de la nature et l’éloge de la pachamama; l’altermondialisme, l’écologie poli- tique et la démocratie radicale, les indignados, Occupy Wall Street; la recherche d’indicateurs de richesse alternatifs, les mouvements de la transformation personnelle, de la sobriété volontaire, de l’abondance frugale, du dia- logue des civilisations, les théories du care, les nouvelles pensées des communs, etc..»12)

Mais ce qui démarque encore plus le convivialisme de la convivialité d’Ivan Illich c’est la relation à la technique et en particulier à la technique numérique. Ils reconnaissent dans les multiples réseaux numériques, dont l’Internet est l’un des principaux mais non le seul, un puissant outil de démocratisation de la société et d’invention de solutions que ni le Marché, ni l’État n’ont été capables de produire. Les traitant comme des « communs », ils les favorisent par une politique d’ouverture, d’accès gratuit, de neutralité et de partage.
En outre, le marché et la recherche d’une rentabilité monétaire sont pleinement légitimes dès lors qu’ils respectent – notamment via les droits (sociaux et) syndicaux – les postulats de commune humanité et de commune socialité, et qu’ils sont en cohérence avec les considérations écologiques précédentes.
Pour les convivialistes, la démesure capitaliste se résume à ses dérives rentières et spéculatives de l’économie financière contre lesquels il faut lutter. Ceci implique d’empêcher le décrochage entre économie réelle et économie financière en régulant étroitement l’activité bancaire et les marchés financiers et de matières premières, en limitant la taille des banques et en mettant fin aux paradis fiscaux
Enfin, ils défendent la relocalisation, la reterritorialisation.
Toutes ces mesures ont en commun la recherche d’un convivialisme….qui « consiste à s’opposer sans se massacrer, en prenant soin des autres et de la Nature. »13)
En  replaçant  le  don  au  centre  de  la  société,  les  auteurs  espèrent  restreindre  les  rapports  de  force.  

Conclusion, entre convivialisme et convivialité :

En conclusion si on comprend quelles seraient les valeurs et les contours d’une société convivialiste, on ne sait pas comment on pourrait y aller, certains évoquent l’existence d’expérimentations anticipatrices, d’autres essayent d’élaborer un nouvel indicateur économique, mais tout cela ne nous renseigne pas vraiment sur la façon de procéder pour parvenir à une société convivialiste.
On comprend plutôt qu’il devient artificiel d’opposer un trajet et un projet et que la convivialité désigne plus un ensemble de principes, de valeurs pour accompagner la décroissance et c’est à partir de ces valeurs que la marche vers une société d’a-croissance se précisera.
Notons des contradictions autour des réseaux numériques, à l’époque d’Illich l’outil numérique n’existait pas, mais peut on adhérer à ce soutien à la numérisation du monde en oubliant la consommation délirante d’électricité derrière les « data centers » par exemple ? De même si on s’oppose à la domination du marché sur l’économie, on ne s’oppose pas à tous les marchés sans préciser lesquels, rien sur la propriété privée, apparamment la monnaie est conservée et les profits « raisonnables » acceptés.

L’idée sous-jacente (et non dite)  semble être d’éviter le socialisme, le communisme, le marxisme, considérés comme de « vieilles lunes » et de chercher un autre type de contrat social permettant de limiter la démesure.

Dans la convivialité on trouve un contrôle de l’économie effectué par les citoyens et pas par le marché, mais aussi un controle des outils, de la science et des techniques, mais rien n’est dit sur la façon de procéder.


Derrière tout cela comment néanmoins ne pas voir la nécessité d’un bouleversement assimilable à une « rupture culturelle » et sous entendant une remise en cause radicale du capitalisme, une société autogérée, bref, libertaire  : mais pourquoi devrait on avoir peur de le dire ?

Notes :

1) De  la  convivialité.  Dialogues  sur  la  société  conviviale  à  venir,  d ’Alain  Caillé,  Marc  Humbert,  Serge  Latouche  et Patrick Viveret, Paris, éd. La Découverte, 2011, p. 39

2) La convivialité, Ivan Illich, ed. Seuil, Points, 2003, p. 13 (livre publié la première fois en 1973 aux Etats-Unis)

3) Idem, p. 13

4) Idem, p. 23

5) Idem, p. 24

6) Idem, p. 42

7) Idem, p. 38

8) Idem, p. 157

9) De  la  convivialité.  Dialogues sur la société conviviale à venir, d ’Alain Caillé, Marc Humbert, S Latouche et Patrick Viveret, Paris, éd. La Découverte, 2011, p. 89

10) Idem, p. 90

11) Idem, p. 95

12) Le Manifeste convivialiste, Ed. Au bord de l'eau, 2013, p. 13

13) Idem, p. 14

JLP, 18 nov 2020

PS : pour ceux que la question intéresse, je vous invite à lire le document ci-joint qui pose bien la problématique d'une société post-croissance

Autonomie

 

Jean-Luc Pasquinet

Publicité
Commentaires
J
Je vous invite à lire le document joint à la fin du texte qui pose bien la problématique d'une société post croissance :<br /> <br /> <br /> <br /> Autonomie
Répondre
J
(Ce n'est pas par magie que du chapeau du "parti du négatif" va sortir "le parti du positif"). <br /> <br /> Non bien entendu, ce seront les gens, qui la feront cette société, pas le "parti d'avant-garde", car on sait ce que cela a déjà donné...<br /> <br /> Mais dans le négatif, on trouve aussi du positif, on trouve le monde à construire. Si on critique le capitalisme, ce monde ne peut pas être capitaliste, si on critique le productivisme, ce monde ne peut pas être productiviste, si on rejette le nucléaire, ce monde sera sans nucléaire, etc....tout cela ôte beaucoup d'obstacles et indique des pistes, tout cela c'est déjà décrire à grands traits...<br /> <br /> De plus, devant l'adhésion de la majorité à ce monde, peut-on faire plus ?
Répondre
P
L'impasse dans laquelle est la décroissance ? Elle est parfaitement exposé e, semble-t-il assumée parJLP, quad il écrit: "De plus, on est en droit de se demander si l’on peut vraiment décrire de façon détaillée ce que serait une société d’a-croissance ? N’est-ce pas prétentieux de vouloir imposer un modèle tout fait à une société en quête d’autonomie et désireuse de créer son avenir par elle-même ? Ne doit-on pas plutôt se contenter de créer un « parti du négatif », qui se contenterait de critiquer la société croissanciste qui détruit tout autour de nous : la société et la biosphère ?" <br /> <br /> <br /> <br /> On fixe des objectifs évidemment impossibles pour oublier le possible, par exemple: "décrire de façon détaillée ce que serait une société d’a-croissance" pour ne pas décrire à grands traits, on écrit:" N’est-ce pas prétentieux de vouloir imposer un modèle " pour ne pas simplement proposer un ou des modèles, on suggère:de" se contenter de créer un « parti du négatif " sachant que dans "ce parti du négatif"il peut y avoir toute sorte d'options politiques opposées voire contradictoires.<br /> <br /> <br /> <br /> "...se contenter de créer un « parti du négatif », qui se contenterait de critiquer la société croissanciste qui détruit tout autour de nous : la société et la biosphère ?" <br /> <br /> Ce qui est ainsi décrit existe déjà si on regarde le nombre de publications, de déclarations qui se contente "de critiquer la société croissanciste qui détruit tout autour de nous : la société et la biosphère ?" Pourquoi ce programme de "contentements"? Pourquoi, tout simplement cette"frilosité" pour ne pas parler de politique ? Ce n'est pas par magie que du chapeau du "parti du négatif" va sortir "le parti du positif".<br /> <br /> <br /> <br /> PL
Répondre
Archives
Publicité
Publicité