3 – « L’immigration construit et enrichit économiquement le pays d’accueil »
C’est un des mantras de l’oligarchie médiatico-politique depuis trente ans : l’immigration a toujours été et ne saurait être qu’un enrichissement, à tous égards, pour le pays accueillant. La France lui devrait d’ailleurs sa prospérité et son rayonnement.
Ici encore, l’argument est difficile à défendre historiquement puisque la France est devenue une grande puissance bien avant les premières vagues migratoires du XIXe siècle… En réalité, c’est exactement l’inverse : c’est la richesse d’un pays qui, d’abord, attire les immigrants. Il s’agit en fait ici du transfert de l’argument sur l’enrichissement de la métropole par les colonies [1], à relativiser très fortement par le même raisonnement : l’Europe montait en puissance avant même la découverte des Amériques. Inversement et plus récemment, les mythiques « trente glorieuses », entre 1945 et 1975 en Occident, ont été à la fois une période de croissance importante et ininterrompue et celle, par excellence, des décolonisations [2].
La grande affaire de la « reconstruction » de l’Europe après la seconde guerre mondiale, devenue paradigme, n’a pourtant concerné, et tardivement, que quelques milliers de travailleurs, dont il a fallu presque immédiatement freiner l’arrivée spontanée [3] : les Nord-Africains représentaient 1 % de la population française en 1951 [4]… Plus généralement l’argument d’une immigration indispensable pour assurer une croissance économique est fortement sujet à caution. D’abord parce que les études officielles rendent compte d’une complexité évidemment insondable, et donc d’un impact économique pour le moins ambigu [5], sinon largement négatif, de l’immigration, y compris entendue comme « chair à retraite » [6] : tout dépend des qualifications des immigrés, de leur classe d’âge, du taux de chômage, de la conjoncture économique d’un côté [7], et de l’autre des « externalités » jamais intégrées [8] (et comment pourraient-elles l’être ?) : efforts d’alphabétisation, de scolarisation, aides sociales, délinquances, fuite des devises, etc. Ensuite parce que beaucoup de pays ou régions à fort développement ont longtemps refusé l’immigration (Suède ou Japon) et que d’autres, innombrables, en souffrent : c’est le cas de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique du Sud ou, concernant la France, de Mayotte ou de la Seine-Saint-Denis. Enfin parce que le développement économique, s’il est une priorité oligarchique et patronale, n’est pas censé l’être pour les partisans de l’ « anticapitalisme », de l’émancipation sociale sinon des équilibres écologiques [9]. C’est ici que l’impact politico-économique bénéfique de l’immigration, pour peu qu’on l’admette in toto, devient vraiment discutable.
Car le rôle dévolu à l’immigration par le patronat a été bien plus que de jouer les simples « briseurs de grève » [10] ou de disloquer les collectifs de travail ouvriers : elle a permis de passer outre les résistances populaires à l’industrialisation de la France durant le XIXe siècle. À l’époque, celles-ci se manifestaient notamment par des réticences à l’introduction systématique des machines agricoles, un refus de l’exode rural, une baisse de la fécondité afin de favoriser la scolarité des enfants, le dédain pour les travaux les plus ingrats et les plus répétitifs [11] et, surtout, des luttes informelles et quotidiennes qui établissaient un rapport de force permanent. Le recours à l’immigration, soit une main-d’œuvre « adaptable à toutes les conjonctures, à tous les marchés du travail » [12], a permis de pallier la désertion des autochtones, de contourner leurs résistances, de les acheter par l’ascension hiérarchique pour, finalement, soumettre tout le pays à la mécanisation des tâches, au travail à la chaîne, à la bureaucratisation de tout, bref, à la société industrielle, contre la volonté populaire [13]. À l’heure de la désindustrialisation et de la tertiarisation de nos sociétés, les choses ont-elles tellement changé ? Rares sont les voix qui osent rapprocher la libéralisation forcenée du monde du travail (« l’ubérisation ») et la forte attractivité de ces types d’emploi pour les populations immigrées [14] avides de réussir. Et pourtant, c’est bien quelque chose comme un « taylorisme biopolitique » [15] qui se met en place à l’échelle mondiale, considérant les peuples et les individus comme interchangeables, au nom de la Croissance.
L’enrichissement d’un pays par l’immigration n’est donc ni vrai historiquement, ni prouvé économiquement, ni systématique, ni, surtout, souhaitable lorsqu’il est l’instrument des couches dirigeantes (politiques, militaires et industrielles) pour faire plier leur propre peuple devant leurs projets de domination. On retrouve ici, curieusement, un argumentaire fort proche de celui des menées coloniales [16].
4 – « L’immigration est une conséquence des colonisations occidentales »
En contradiction avec l’idée d’une France-terre-d’immigration-depuis-toujours, le lien entre colonisation passée et immigration est à la fois évident et faux, extrêmement confus et étrangement clair. Il peut surtout être entendu de multiples manières, y compris contradictoires.
D’abord, la question ne concerne qu’une immigration précise. Ni les Belges, ni les Italiens, ni les Arméniens, les Chiliens ou les Portugais installés en France n’ont de lien avec l’histoire coloniale de ce pays. Néanmoins, il est évident que l’on voit dans des pays occidentaux beaucoup d’immigrés provenant de régions anciennement colonisées : Pakistanais et Nigérians en Angleterre, Maghrébins en France, Congolais en Belgique, Érythréens en Italie, etc. Le mécanisme sociologique est simple : la constitution de communautés étrangères sur le territoire national lors de la période coloniale favorise grandement par la suite la venue d’autres candidats à l’immigration. Mais ce lien est loin d’être la règle : le Vietnam a été le théâtre d’une colonisation française importante et d’une décolonisation violente, sans que son immigration n’ait été autre que ponctuelle. De même, le Japon n’a pas vraiment été une destination pour les Mandchous, la Russie pour les Hongrois et très peu de Berbères peuplent l’Arabie Saoudite ou la Turquie… À l’inverse : la Turquie n’a jamais été colonisée, encore moins par l’Allemagne, qui compte pourtant un nombre croissant de Turcs sur son territoire ; même chose pour la Suède avec les Subsahariens, la Belgique avec les Marocains, ou les Roms un peu partout en Europe. De même pour les États-Unis et l’Amérique Latine, ou encore l’Australie et l’Asie du Sud-Est…
En réalité, ce qui est significatif n’est pas d’étudier le rapport entre colonisation passée et immigration présente, mais plutôt l’épisode intermédiaire : les indépendances et leurs suites, systématiquement escamotées. Sans en faire une règle absolue, l’immigration massive, familiale et sans retour provient, sans trop de surprise, des pays n’ayant pas dépassé le stade pré-industriel ou de la rente (hydrocarbonée, géopolitique, diplomatique…) et soumis à des États autoritaires et prédateurs [17]. On évoque fréquemment un « néo-colonialisme » qui serait en stricte continuité avec la période coloniale, afin expliquer les flux migratoires. Mais cela ne fait qu’interroger davantage sur les politiques tenues depuis plus d’un demi-siècle par les jeunes nations indépendantes : malgré les menées des pays occidentaux, certains pays sont parvenus à se doter d’un véritable État et à initier un développement économique autonome parfois spectaculaire comme dans le Sud-Est asiatique. D’autres, essentiellement des continents africain et sud-américain, ont laissé au pouvoir les bourgeoisies compradore, qui avaient simplement remplacé la couche sociale de colons dont elles émanaient naturellement. Elles se sont ainsi assurées une rente de situation en se positionnant comme intermédiaires entre les grandes puissances et l’exploitation de leurs peuples, générant et monnayant l’exil de la jeunesse, qui sera source de devises faciles, à l’instar des roitelets africains esclavagistes.
L’immigration est donc bien plutôt le symptôme d’un échec des décolonisations de certains pays, de l’incapacité pour l’ex-colonisé d’édifier une nation suffisamment viable et habitable pour s’éviter l’humiliation d’un retour volontaire à la situation coloniale par l’installation dans l’ex-métropole. Cette immigration-là s’inscrit donc dans une démarche très particulière dont il n’est jamais fait état, alors qu’elle est évidemment frappée du sceau du ressentiment [18]. C’est qu’elle est l’objet d’un déni généralisé, tant du côté des familles immigrantes incapables d’expliquer et de faire partager à leurs descendants la raison de leur présence en terres étrangères [19], que des autochtones qui préfèrent ne pas trop comprendre pourquoi leurs ex-ennemis indépendantistes fuient leur pays libéré pour venir habiter chez l’ex-colonisateur [20]… Cette ambivalence peut être naturellement levée par l’assimilation, elle l’a été et l’est encore, quoique de moins en moins. Mais elle peut également l’être, et elle l’est de plus en plus, par la revendication identitaire et communautariste, soit un esprit de revanche (post ?) coloniale.
L’immigration n’est donc pas l’enfant naturel des pénétrations coloniales : elle est plutôt un rouage capital dans l’entretien de la dépendance de certains pays vis-à-vis de leur ancienne métropole. Il est étonnant que ceux qui se posent comme héritiers des opposants historiques à la colonisation soient ceux qui, aujourd’hui, contribuent à entretenir, via l’immigration, ce lien asservissant.
5 – « L’immigré a été forcé d’immigrer »
Si la chose n’est que très rarement explicitée, elle sous-tend absolument toutes les prises de positions pro-immigration : l’immigré aurait été « obligé » d’émigrer de son pays d’une part, d’immigrer dans cet autre précisément d’autre part, mobilisant parfois le champ lexical de la déportation, voire de la traite négrière [21].
L’argument est une extension déraisonnablement abusive du cas des réfugiés, et l’on a vu très concrètement sa mise en œuvre à des échelles encore inédites lors de la « crise migratoire » depuis 2015, jusqu’à galvauder le terme déjà ambigu de « réfugié économique » [22]. On notera d’ailleurs que parmi les nombreux persécutés ayant trouvé asile, bien rares sont ceux qui aujourd’hui militent sur place, comme une partie de la communauté iranienne le fait en France ou aux USA, pour transformer leur pays d’origine. En réalité, y compris dans les cas marginaux de recrutements sur place [23] des années 50 et 70, la masse écrasante des immigrés de par le monde et particulièrement en France vivent leur expatriation volontaire comme une tentative d’ascension hiérarchique [24] moyennant une mobilité géographique. Très majoritairement issus de la classe moyenne, ils cherchent l’accès à l’Occident, incarné successivement par toutes les étapes de leur parcours migratoire, de la ville la plus proche jusqu’au continent européen ou américain, sous sa triple figure de l’État de droit, de la mobilité sociale et de la société de consommation.
Cette dernière, particulièrement, comprise comme abondance disponible de tout (marchandises, lieux, relations, cultures, corps – féminins essentiellement) semble jouer un rôle d’attracteur absolu, quasi-mythologique et exprimé en des termes souvent abruptement religieux (« On a une phrase qui dit : ’Mourir sans voir la France c’est comme mourir sans voir le paradis.’ » [25]). Les dizaines de milliers de morts en Méditerranée depuis des décennies ou les assauts de plus en plus fréquents et violents des barrières de Ceuta suivent cette logique de l’Eldorado. Venant pour « réussir », dans un pays perçu d’abord comme source et réserve de richesses, l’expatrié se retrouve vite « émigré-banquier » auprès de ses compatriotes restés au pays [26]. Cette dynamique d’enrichissement transcontinental est bien entendu ralentie par les obstacles légaux, sociaux, coutumiers, culturels, anthropologiques que rencontre l’émigré arrivé à destination [27] : ce phénomène explique bien mieux l’exacerbation du ressentiment et l’exaspération qui se traduit aujourd’hui par des attitudes antisociales, des comportements revendicatifs ou le communautarisme agressif et revanchard lorsque l’ascension sociale ne se fait pas assez vite ou quand surgissent des contreparties imprévues ou perçues comme illégitimes – immédiatement qualifiées de « racistes ». L’inflation délirante des accusations de discriminations est inversement proportionnelle à leurs manifestations réelles [28], et semble plutôt d’abord corrélée au ralentissement pour tous du fameux « ascenseur social » depuis trente ans, subjectivement décuplé pour ceux qui viennent chercher un dédommagement post-colonial sous la forme de l’« American Way of Life »..
Certes, l’immigré est pris dans une complicité trilatérale [29], comme intermédiaire entre les deux pays concernés dont les intérêts bien compris le dépassent de beaucoup, et ce depuis longtemps. Mais le poser comme jouet inerte de forces supérieures revient à lui dénier sa capacité d’agir, donc à reconduire une certaine idéologie coloniale. C’est dénier l’humanité à tous ceux qui restent volontairement sur leurs terres ancestrales et se refusent à être les marionnettes de dynamiques géopolitiques délirantes. Des indépendances jusqu’aux récents soulèvements arabes, ce sont bien les populations sédentaires qui ont voulu prendre leur destin en main, pas les immigrés, et certainement pas ceux, incroyablement nombreux, qui ont profité des troubles pour se soustraire par l’expatriation à une souveraineté populaire en constitution, le cas tunisien de 2011 étant exemplaire.
Dire que l’immigré « n’a pas eu le choix » est à la fois insultant, faux et politiquement intenable. Mais ce mythe persistant permet aux premiers concernés de fuir la responsabilité de leurs actes, qui se transmet de manière catastrophique à la génération suivante, et à leurs soutiens misérabilistes de « gauche » de croire être du côté des « damnés de la terre » alors qu’ils encouragent des processus auto-entretenus de déracinement et d’ascension hiérarchique à l’échelle intercontinentale dont ils sont, au bout du compte, bénéficiaires.
6 – « L’immigré (et sa descendance) est une victime dans le pays d’accueil »
Le sentiment que l’immigré est, essentiellement, victime de sa condition fait maintenant partie de l’imaginaire de base de tout Occidental. Cette figure de pseudo-bouc-émissaire permanent, attirant à lui les affres du chômage, de la relégation, des préjugés ou du « racisme », s’est profondément ancrée au point de devenir quasi mythologique
Que la situation d’étranger soit grandement inconfortable est une évidence anthropologique sans doute aussi ancienne que l’humanité. Vouloir supprimer cet état de fait revient à chercher à faire disparaître toute diversité culturelle par panmixie ou à dénier la légitimité pour chacune d’elle à se réclamer d’un quelconque lieu – et c’est, semble-t-il, la visée de la gauche multiculturelle comme du libéralisme réellement existant qui visent à fluidifier les rouages d’une humanité réduite à une série d’assemblages mouvants de pièces interchangeables.
Ce statut d’étranger qu’endosse l’immigrant récent ne se dissout qu’à travers les processus d’assimilation. Historiquement, ceux-ci procèdent autant des exigences des populations autochtones que de la résignation du nouvel arrivant à se plier aux mœurs locales afin d’intégrer pleinement sa patrie d’adoption. Car l’assimilation des générations d’immigrés depuis deux siècles s’est faite dans la douleur ; il faut reconnaître « la place qu’il convient d’accorder aux phénomènes de violence et de stigmatisation pour expliquer les processus d’ ‘‘assimilation’’ » [30], et l’on ne voit pas comment cela aurait pu se faire autrement. Personne ne se défait spontanément ni légèrement de sa culture d’origine, inscrite au plus profond de son psychisme, pour se fondre dans une autre [31] et, symétriquement, personne ne vit gaiement l’arrivée et l’installation sur son territoire d’individus ou de groupes aux mœurs, aux conceptions et aux visées si dérangeantes au quotidien [32]. Mais en renonçant récemment, plus ou moins formellement, à la notion d’assimilation au profit de celle d’intégration, puis d’insertion et aujourd’hui de communautarisme [33], les sociétés occidentales condamnent l’immigré à rester à jamais un étranger tout en sommant, avec une surprenante efficacité, les autochtones de s’en accommoder en se montrant toujours plus inclusifs [34]…
Il est donc étonnant de voir et d’entendre que les dénonciations des « discriminations » ou du « racisme » acquièrent de plus en plus d’importance à mesure que les pressions populaires pour l’assimilation, et les crimes racistes, disparaissent peu à peu pour laisser place à un relativisme culturel typiquement libéral. Et il est de plus en plus difficile de voir, dans les comportements des immigrés récents, la moindre tentative de minimiser ce qui les distingue, des prénoms, francisés jadis dès les primo-arrivants, à l’apparence physique et vestimentaire, de l’usage de la langue ou aux attitudes quotidiennes [35]. L’heure est plutôt à l’auto-affirmation de son « identité » originelle plus ou moins fantasmée. Les phénomènes de relégations urbaines, dont on fait grand cas aujourd’hui, ont toujours existé à la confluence de facteurs objectifs (proximité d’emploi, prix de l’immobilier, politique nataliste [36]) et subjectifs (auto-exclusion, regroupement familial, « white flight ») [37]. C’est bien plutôt au phénomène inverse qu’on assiste aujourd’hui puisque les immigrés font partie des portions de la société les plus protégées (lois sur la liberté d’expression [38], mansuétude judiciaire, aides sociales et accompagnements, etc.) voire les plus avantagées (double nationalité [39], surreprésentation médiatique [40], discriminations positives, « accommodements raisonnables » de la loi de 1905, clientélisme [41], etc.). Et, à l’intérieur de la classe sociale inférieure, ils sont globalement très largement privilégiés par les « politiques de la ville » en comparaison des territoires ruraux [42] et globalement bien moins touchés par la crise [43]. Leur mobilité les rapproche même de l’idéal oligarchique d’un nomadisme généralisé en quête d’infinies « opportunités », et en fait des gagnants de la mondialisation, dont ils sont des acteurs essentiels [44].
En comparaison avec les vagues d’immigration historiques, les conditions d’accueil et les possibilités d’ascension sociale n’ont jamais été meilleures qu’aujourd’hui, à tous points de vue [45]. Mais il semble que plus les étrangers sont libres de le rester et de s’affirmer ad vitam æternam, plus ils reprochent aux autochtones de les considérer comme tels (« racisme d’État », etc). Les discours comminatoires et les mesures liberticides à propos du « racisme » et des « discriminations » sont donc à comprendre aujourd’hui dans le cadre d’une offensive communautariste et de calculs opportunistes. Tout cela abouti à une xénophobie inversée puisqu’il s’agit de détruire l’universalité du pays d’accueil. La figure de l’immigré en victime est aujourd’hui devenue idéologie victimaire au détriment de l’intérêt collectif.
7 – « L’immigration est source d’un enrichissement culturel mutuel »
C’est l’argument irénique de l’échange entre cultures forcément enrichissant de part et d’autre, le fantasme du melting pot bariolé et festif où chacun gagne, en contact avec l’altérité, par la remise en cause de soi.
En réalité, il s’agit ici encore de la généralisation abusive d’une situation bien précise : l’institutionnalisation dans et par l’Occident d’une ouverture culturelle sans précédent, incarnée par l’invention de l’ethnologie en germe dès le XVe siècle, conjointement à la formation historique des nations regroupant des peuples jusqu’alors différents. Cet universalisme a irrigué absolument tous les arts, décuplant l’extraordinaire explosion de créativité à l’œuvre depuis la Renaissance, renvoyant chaque culture à ses fondements et sa profondeur historique (en un mot : l’égyptologie est une discipline occidentale). L’immigration a effectivement participé à ces fécondations réciproques [46], du moins jusqu’à l’épuisement des cultures européennes provoqué par les deux guerres mondiales [47] et la déliquescence progressive des cultures civilisationnelles non-européennes mais diversement semi-occidentalisées [48].
Depuis, on assiste bien plutôt à la disparition vertigineuse des richesses culturelles des peuples, et la mobilité générale à laquelle appartient le phénomène migratoire en constitue indiscutablement aujourd’hui autant un symptôme qu’un des principaux moteur. Ce qui en émerge ressemblerait plutôt à une world culture indigente et superficielle mais facilement métabolisable par n’importe qui, provoquant en retour questionnements et angoisses identitaires tous azimuts, sur tous les continents. Il s’ensuit que l’échange « culturel » entre migrants et autochtones ne concerne, de plus en plus, que le pire des deux parties : consumérisme, technoscientisme et insignifiance d’un côté, pratiques et discours traditionnels réactionnels et réactionnaires de l’autre. Le cas de l’aire arabo-musulmane est paradigmatique à tous points de vue : les immigrés qui en proviennent se sont, au fil de la réislamisation de leurs pays, globalement persuadés que leur culture propre se résume à son aspect strictement religieux. Ils passent par pertes et profit la pluralité qui les constitue – influences maghrébines, berbères ou kabyles ; juives, chrétiennes ou animistes ; côtières ou sahéliennes… – et toutes les autres dimensions de leur civilisation – gastronomie, agronomie, poésie, socialité, humour, hédonisme… – que les peuples européens accueillaient jusque-là avec bienveillance [49].
À ce phénomène de vide culturel mutuel [50] basculant dans la mise en avant du pire de chacun se rajoute, de manière complémentaire, la clôture sociale à travers le communautarisme. Celui-ci se traduit par la pérennisation des sous-cultures immigrées, autrefois temporaires, qui bricolent un néo-traditionnalisme totalement régressif nourrissant une spirale d’auto-exclusion auto-entretenue, qui génère endogamie réelle comme symbolique et système idéologique de défiance étanche et paranoïaque contre la culture autochtone [51]. La fin de l’assimilation signifie exactement l’émergence d’un multiculturalisme qui ne peut qu’être multi-ethnisme, multilinguisme, multi-croyances, et donc multi-conflictualité. On retrouve là le mode de coexistence propre aux grands empires historiques, dont l’État surplombant règne sur une multitude cloisonnée et en concurrence contre elle-même pour l’attribution des places de prestige [52].
L’enrichissement culturel n’est en rien intrinsèque au fait migratoire. Ce dernier contribue bien plutôt aujourd’hui à l’installation d’une « culture » d’une bourgeoisie mondialisée faite de narcissisme et d’arrivisme, organiquement complémentaire du morcellement planétaire en identités caricaturales et renfermées sur elles-mêmes. On peut se satisfaire, comme au temps des colonies, d’une « diversité » folklorique de moins en moins contenue dans les « quartiers d’immigration », mais chacun sait pertinemment le voisinage qu’il lui faut, l’établissement scolaire où mettre ses enfants, les lieux à éviter aux heures tardives et, partout, les attitudes à adopter, indépendamment de tout discours sur l’immigration, éternelle« chance pour la France ».
(.../...)
[1] Cf. le chapitre « Le tonneau des Danaïdes » dans D. Lefeuvre, op. cit. p. 117 sqq.
[2] Beaucoup de commentateurs de l’époque prévoyaient un effondrement économique des métropoles lors des indépendances cf. C.-R. Ageron dans Histoire de la France coloniale. III – Le déclin (Coll. Armand Colin, 1991), p. 478 sqq. G. Orwell lui-même nourrissait de telles craintes concernant la Grande-Bretagne en cas d’indépendance de l’Inde, dans Tels, tels étaient nos plaisirs (Ivrea / Encyclopédie des Nuisances, 2005). Voir également le cas méconnu de la prospérité des Pays-Bas lors de l’accession à l’indépendance de l’Indonésie dans D. Lefeuvre, op. cit. p. 125.
[4] Et 17 % des effectifs de Renault-Billancourt, premier employeur d’Algériens à l’époque… Cf. D. Lefeuvre, op.cit. p. 154-157 et p. 176 sqq.
[5] A. Sayad, op. cit. p. 118.
[6] S. Smith, op. cit. p. 179 & 207 sqq.
[8] S. Smith, op. cit. p. 28.
[9] Voir sur l’aspect écologique des migrations « La problématique des migrations sur une planète close et saturée » de M. Sourouille, dans « Moins nombreux, plus heureux. L’urgence écologique de repenser la démographie », coll. Dir. M. Sourouille, Éd. Sang de la terre, 2014. Un colloque sur le thème devrait se tenir sur Paris au printemps 2019.
[10] G. Noiriel, op. cit. p. 330.
[11] G. Noiriel, op. cit. respectivement p. 316, 311, 302 et 309.
[12] G. Noiriel, op. cit. p. 313.
[13] Par comparaison, la désertion similaire des ouvriers allemands face aux conditions de travail a contribué à provoquer la création de l’État-providence bismarckien en 1883. Cf. G. Noiriel, op. cit. p. 304-305.
[14] Voir L. Davezies La crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale, Seuil, 2012, p. 39.
[15] S. Smith, op. cit. p. 28.
[16] Voir par exemple Histoire de la France coloniale, op. cit. p. 337 sqq.
[17] Le cas paradigmatique des pays musulmans a été excellemment décrit par H. Redissi, L’exception islamique, Seuil, 2004.
[18] Voir A. Meddeb, La maladie de l’islam (Seuil, 2002), p. 19.
[20] D’où les sentiments ambivalents lors de l’accès à la nationalité française pour les Algériens, sentiments absents des générations immigrées antérieures. Cf Sayad, op. cit. p. 352 & 365.
[21] S. Smith, op. cit. p. 24 & 146.
[22] Nombre de « réfugiés économiques » avaient au pays des situations bien plus enviables que les couches françaises les plus paupérisées. La conséquence en est, évidemment, la disparition à terme du statut de réfugiés.
[24] G. Noiriel, op. cit. p. 309.
[25] Ibrahima, 37 ans, ivoirien, clandestin ayant séjourné de force en Libye, émission Les Pieds sur Terre, Arriver en France, 21 février 2018, France Culture.
[26] A. Sayad, op. cit. p. 166 sqq.
[27] G. Noiriel, op. cit. p. 219.
[28] Pour une comparaison avec ce qu’ont subi les Italiens et les Polonais, cf. par exemple D. Lefeuvre, op. cit. p. 202 sqq.
[29] A. Sayad, op. cit. p. 116 sqq.
[30] G. Noiriel, op. cit. p. 259, voir aussi p. 235.
[31] G. Noiriel, op. cit. p. 166 sqq. Voir aussi M. Sorel-Sutter, op. cit., p. 219 sqq.
[32] Voir par exemple la chronique très vivante et d’actualité de Daniel Mothé dans le passage « Les ouvriers français et les Nord-Africains » de son livre Journal d’un ouvrier , Éd. de Minuit, 1959.
[33] Voir M. Tribalat, Assimilation. La fin du modèle français (Toucan, 2013).
[34] … ravis face aux innombrables mesures de « discriminations positives » qui ruinent toute idée d’égalité donc d’unité populaire, de solidarité nationale et de destin commun. Cf. M. Sorel-Sutter, op.cit. p. 95 sqq.
[35] G. Noiriel, op. cit. p. 169 sqq. & 355.
[36] Voir Y. Lacoste qui décrit parfaitement dans La question post-coloniale… op.cit. comment l’engouement pour les commodités de l’habitat de banlieue dans les années 70 avait poussé les bailleurs à y favoriser l’implantation des familles nombreuses, culturellement plus fréquentes chez les immigrés.
[37] G. Noiriel, op. cit. p. 170 sqq.
[38] Cf. P. Nemo La régression intellectuelle de la France (Texquis, 2011).
[40] Voir rapport du CSA, op. cit.
[41] Voir C. Pina Silence coupable, éditions Kero, 2016
[42] G. Noiriel, op. cit. p. 311 mais surtout C. Guilluy, op. cit.
[43] Voir L. Davezies, op. cit.
[45] Au niveau purement matériel, le retour des bidonvilles en France est très précisément un retour après près de cinquante ans d’absence, et corrélé à un afflux migratoire débuté en 2015 et qui connaît peu de précédent (épisode des boat-people, arrivée des Harkis et rapatriés d’Algérie, …).
[46] Voir les passages exaltés de G. Noiriel, op. cit. p. 318 sqq.
[47] Voir G. Steiner Dans le château de Barbe-Bleue. Notes pour une redéfinition de la culture [1971] (Gallimard 2004), chap. 3 « Après-culture ».
[48] L’expression est de H. Redissi, op. cit.
[50] Pointé par un G. Debord en 1985 dans « Notes sur la ’’question des immigrés’’ »
8 – « L’immigration est un facteur d’émancipation »
Même si la chose n’est jamais entendue en ces termes, elle sous-tend tous les raisonnements, reproduisant fidèlement le schéma marxiste d’un prolétariat organiquement révolutionnaire, porteur d’une culture visant la fraternité universelle, c’est-à-dire situé du côté du « Bien ».
Ce postulat tout théorique, sinon métaphysique, résiste aussi mal à son énonciation qu’à la réalité des faits : la sociologie de l’immigration, pourtant si complaisante, décrit un imaginaire de l’immigré structuré autour des deux noyaux que sont les valeurs de la culture d’origine et celles de la réussite sociale et économique.
Il n’est pas besoin de développer ces dernières : s’il s’agissait, pour beaucoup d’émigrants au cours du XXe siècle, sinon d’une fuite vitale, au moins de la quête d’une vie décente ou d’un arrachement à une culture perçue comme arriérée, c’est plutôt, depuis quatre décennies, l’ascension sociale qui est visée par le processus migratoire, la première légitimant a posteriori le second puisque l’échec ne peut que raviver les stigmates de l’exil. Cette logique opportuniste de « revanche sociale » [1] faisant de l’immigré un parvenu international n’est plus contrebalancée par une culture populaire locale, qui initiait à la vie sociale, et contribue plutôt à laminer celle-ci, ruinant les traditions ouvrières du refus des hiérarchies et de l’arrivisme qui s’inscrivaient dans une perspective de justice et d’égalité sociale. Quant à la culture d’origine de l’immigré, aujourd’hui sacralisée, il est difficile de percevoir en quoi elle constituerait un gage quant à de quelconques prédispositions à l’émancipation. Mis à part l’internationalisme ouvrier qui a pu bénéficier des flux internationaux de main-d’œuvre, mais pour s’y opposer [2], l’immigration n’a, pour le moins, pas redonné souffle aux luttes pour l’émancipation [3]. Elle représente même un facteur central de « démobilisation » politique, du fait de son utilisation par le patronat mais aussi parce qu’elle importe des mœurs, des mentalités, des réflexes qui avaient été mis à distance par l’Occident au fil des siècles. Le cas du catholicisme polonais ou irlandais remplissant à nouveau les églises est connu [4], mais le flux d’immigrés en provenance de pays non-occidentaux le poursuit, l’excède et l’approfondit. Et pour cause : l’émigré emporte avec lui toute sa culture politique d’origine, dont une part indéterminée participe à la cause même de son exil. Il s’agit évidemment des pratiques religieuses (islam, néo-protestantisme, animisme…), de l’autoritarisme politique (militarisme, régionalisme, tribalisme, gérontocratie) ou familial (patriarcat), mais aussi du sexisme (mariages précoces, relégation, bannissement, etc) et des pratiques mutilantes qui y sont attachées (circoncision, excision, infibulation), de l’homophobie, de l’antisémitisme, de la xénophobie, du racisme idéologique, du népotisme, du clientélisme, de la corruption ou de la « culture de la clandestinité » prédisposant aux engagements maffieux [5], etc. À l’inverse, des éléments pré-modernes, comme la socialité traditionnelle, ont sans aucun doute bénéficié aux sociétés d’accueil industrialisées et progressivement atomisées. Mais il est très difficile de ne pas voir que, depuis trente ans, cette socialité s’est surtout manifestée sous la forme de la connivence ethnico-religieuse puis, ouvertement, du communautarisme, de l’entrisme, du clientélisme, fragmentant plus encore les collectivités, sécrétant de surcroît une insécurité culturelle. Très globalement, le déclin des luttes sociales qui avaient remué le cœur de l’Europe pendant quatre ou cinq siècles n’a, en rien, été contredit par l’immigration, et il n’y a, au fond, pas à s’en étonner [6].
Mais ces deux noyaux de valeurs – culture d’origine et réussite sociale – interagissent évidemment, et d’abord en permettant aujourd’hui, finalement, de « jouer sur tous les tableaux » [7]. Car ces deux composantes de la culture immigrée peuvent se compenser, l’une supplantant l’autre qui se trouve entravée, mais aussi, fait nouveau qui se généralise, se renforcer mutuellement ; la réussite sociale est alors d’autant plus revendiquée et agressive qu’elle permet une affirmation traditionaliste. Cependant, leur incompatibilité, à la racine même du mouvement d’émigration et qui se révèle peu à peu, ne peut qu’induire un trouble supplémentaire, voire des pathologies qui se rajoutent à celles du seul exil : conduites d’échec, comportements à risque, délinquance et criminalité [8], radicalisation, complotisme, dépression, paranoïa, schizophrénie, psychose… [9] Pire : le contrôle étatique des populations a, depuis deux siècles, instrumentalisé l’immigration. Face aux mécontentements populaires de voir des immigrés introduire une concurrence inéquitable sur le marché du travail, l’État a instauré une carte d’identité, rapidement étendue à toute la population française dès la fin du XIXe [10]. La constitution de fait, accompagnée ou provoquée, d’un corps étranger au sein d’une population permet au pouvoir d’instaurer un « ennemi de l’intérieur » et de légitimer, avec l’accord des populations prises en étau, des régressions jusque-là impensables : les conséquences délétères du triptyque immigration/délinquance/islamisme sont évidentes à tous, mais elles sont en cohérence avec la politique suivie depuis deux siècles. À terme, et aussi pacifiques qu’en puissent être les étapes, l’installation d’une société authentiquement multiculturelle ne peut que sonner le glas de toute tentative de véritable État-providence ou de protection sociale universelle, sinon, évidemment de toute démocratie digne de ce nom [11].
Que l’immigration soit un facteur d’émancipation n’est possible que dans certaines conditions précises, aujourd’hui disparues, qui concernaient autant l’intensité de la vie sociale et politique de la société d’accueil que des dispositions assimilatrices de l’immigré lui-même. Dans la situation actuelle, l’immigration se présente bien plus comme un facteur de chaos et de régression individuelle et collective, accompagnant le phénomène de tiers-mondisation d’un Occident qui renie ses propres valeurs. Le cas du féminisme est emblématique : alors que l’arrivée de femmes maghrébines aurait pu stopper les dérives post-modernes des luttes pour l’égalité des sexes, la fusion des pires a engendré un improbable « féminisme islamique »…
9 – « L’immigration est bénéfique pour le pays de départ »
Si les discours sont permanents pour vanter l’intérêt de l’immigration envers le pays accueillant, ceux portant sur les régions de départ, cyniquement, sont bien moins enthousiastes. Les conséquences évidentes de l’exode rural franco-français sur les campagnes sont établies et dénoncées depuis bien longtemps : celles du départ des jeunes actifs des pays pauvres semblent toujours impensées par toutes les belles âmes si concernées par la misère du monde et avides de raisons d’agir.
Et pour cause : si les immigrants ne retournent pas au pays d’origine pour y faire valoir les compétences acquises ou y apporter les investissements nécessaires afin d’amorcer un « développement » économique auto-entretenu, alors s’enclenche un cercle vicieux qui l’enferme dans une dépendance envers l’émigration. Cette mécanique est connue : l’émigré de passage au pays justifie son exil par une opulence ostentatoire plus ou moins factice, inoculant une mentalité égoïste, vénale et affairiste [12] qui suscite évidemment des candidats au déracinement [13], et provoque une déstructuration profonde des collectivités [14]. Tandis que les couches moyennes désertent peu à peu le village, la ville, puis la capitale pour rejoindre le continent européen [15], l’argent qu’elles renvoient « au pays » sert essentiellement à y entretenir la gérontocratie, le népotisme, le clanisme, la corruption et les inégalités, c’est-à-dire tous les obstacles au « développement » que, précisément, fuient les émigrés et qui désespèrent ceux qui restent [16]. C’est ainsi que l’Afrique et le Maghreb s’enferment dans une spirale qui fausse tous les rouages de la vie sociale, politique, économique ou culturelle, par l’entretien d’États rentiers, sous-productifs, à fortes inégalités et aux multiples conflits endémiques, incapables de s’approprier véritablement les « secrets de fabrication » d’un Occident à jamais dominant [17]. Voilà sans doute le pire de ces « rétro-transferts » essentiellement négatifs.
Les discours occidentaux trans-partisans qui cherchent à « développer » ces pays – essentiellement africains – en espérant ainsi réduire le flux migratoire se trompent deux fois. Une première fois en voulant se substituer au pouvoir autochtone, reproduisant la posture coloniale, alors qu’il s’agit d’un problème endogène à un pays, une culture ou une civilisation. Une seconde fois parce que l’émigration ne s’amorce qu’au-delà d’un certain seuil de prospérité, et pas avant, puisqu’il faut un semblant de classe moyenne pour que s’enclenche l’exode. Les « aides au développement », formelles, en provenance d’institutions, ou informelles, issues de l’envoi de devises par les émigrés et qui ne cessent de croître, ne servent, paradoxalement et en définitive, qu’à financer les départs, puisque ce qui manque n’est pas tant les investissements initiaux que les structures économiques qui permettraient un « décollage » de ces pays, elles-mêmes renvoyant à des mentalités, des cultures, des anthropologies particulières, profondément ébranlées mais dans l’incapacité de s’auto-transformer [18].
Il n’est donc pas étonnant que les pays concernés encouragent l’émigration, et depuis longtemps [19] : toutes les échelles de pouvoir sont maintenues et consolidées par le départ d’une jeunesse nombreuse et revendicative, les chômeurs et les contestataires étant encouragés à tenter leur chance ailleurs, et une rente migratoire s’installe. L’échec des décolonisations a ainsi inversé les rapports de force et les circuits d’exploitation : c’est l’aboutissement de l’ex-Françafrique [20], des rackets géopolitiques des pays qui peuvent jouer le rôle de « verrous » migratoires [21], mais aussi les visées impériales voire franchement coloniales de nombre de pays musulmans qui pensent trouver là une issue historique à une humiliation qu’ils ne font que reconduire.
La mécanique de l’immigration régulière, une fois enclenchée, est un cercle vicieux qui entretient le naufrage des pays et des régions les moins développés. En faisant miroiter à moindre coût le mirage aux alouettes occidental, les émigrés empêchent de surcroît leur pays d’origine de chercher une solution originale à un « développement » qui dévaste les cultures et les écosystèmes. Prétendre que l’immigration, dans ce contexte, est une solution ou une échappatoire au sous-développement est d’un cynisme sans nom [22].
10 – « L’immigration n’a pas été, n’est pas et ne sera jamais source de problèmes »
Finalement, pour la « Gauche », l’immigration n’est pas un thème politique parce qu’elle ne saurait être, en soi, source de problème : tout ce qui pourrait s’y rapporter est automatiquement versé sur le compte des problèmes sociaux, de l’éducation nationale, de la rigidité ou du conservatisme des peuples, des discriminations, etc.
Pourtant l’immigration telle qu’on la conçoit aujourd’hui est un processus historique, né avec le capitalisme industriel. C’est-à-dire qu’il a une histoire, évolutive, changeante, qui est autre chose que la reconduction éternelle de schémas apparemment établis, et dans laquelle on peut au moins distinguer trois phases. La première, approximativement de 1800 à 1975, montre une immigration de travail, ponctuelle, limitée et assimilationniste, exigeante pour l’immigré comme pour l’autochtone. Depuis 1975, c’est une immigration familiale, continue, croissante, qui ne cherche plus que l’intégration économique, et qu’il est demandé à la population locale de seulement tolérer. Depuis, peut-être, les années 2000, l’immigration est devenue de peuplement, massive, communautaire et identitaire, se présentant comme « solution » à des problèmes extérieurs, comme l’effondrement géopolitique des zones musulmanes ou l’explosion démographique africaine, qui n’en est qu’à ses débuts. L’imposition de fait d’une société « multiculturelle » somme l’autochtone de s’adapter voire de s’y intégrer à son tour, pris dans ce déracinement généralisé, cet exil permanent qui serait devenu une nouvelle condition humaine [23]. Pouvons-nous encore parler « d’immigration » aujourd’hui ou avons-nous affaire à un autre phénomène, qui resterait à nommer ? Car tous les mouvements de populations à travers l’histoire ne sont pas de « l’immigration » tel que l’Europe l’a connue au XIXe et XXe siècle, très loin de là. Et les processus bien moins réjouissants qui lui sont contigus n’en sont séparés que par des différences de degrés, qui peuvent progressivement en changer la nature.
Il faut ainsi rappeler à ceux qui luttent contre le « spectre de l’invasion », qu’une part impressionnante des colonisations ont été initiées par des phénomènes « d’immigration » pacifique et non par le débarquement de troupes armées. C’est le cas emblématique, souvent si contradictoirement employé par les pro-immigration, de la conquête de l’Amérique du Nord par les Européens, où l’on passe en deux ou trois siècles de l’installation de quelques réfugiés protestants débarqués du Mayflower à la marginalisation des populations amérindiennes autochtones – processus similaire en Amérique Latine ou en Australie. « L’immigration » a été le point de départ de bien des menées coloniales, d’Israël à l’Afrique du Sud ou même d’une bonne partie du continent Africain par l’installation d’européens pêcheurs, commerçants, missionnaires, aventuriers, administrateurs [24]… Et ce schéma n’est évidemment en rien une invention occidentale : il serait même le principal vecteur de changement de peuple, de langues et de religion dans l’histoire plurimillénaire de l’humanité. C’est, par exemple, l’islamisation de l’Asie du Sud-Est, l’homogénéisation culturelle de la Chine [25], l’histoire de toute l’antiquité du Moyen-Orient, la généralisation préhistorique de la culture bantoue en Afrique [26], la diffusion de la civilisation Indo-Européenne et plus loin, sans doute, de la prédominance du mode de production agricole sédentaire et même de la mondialisation du règne exclusif d’Homo sapiens … Le paradigme philologique « classique » étant bien entendu la « chute » de l’Empire Romain, où les assauts « barbares » n’ont constitué que l’aboutissement de siècles d’infiltration pacifique des peuples du limes, pour certains chassés par d’autres, d’installation bienveillante d’individus, de familles, de clans, puis de formation d’enclaves mitant le territoire parallèlement à l’intégration très poussée des allochtones, puis d’alliances successives les uns contre les autres, pour finir par un effondrement pur et simple d’une civilisation entière aujourd’hui de plus en plus présentée officiellement comme une simple « transition » [27].
Plus près de nous, l’établissement de Chinois dans la Sibérie orientale appartient à une stratégie pensée d’annexion future de la région par les autorités chinoises. Un même mécanisme avait été mis en place dans les années 1930 (précédé il est vrai d’un génocide) par le gouvernement bolchevique dans l’est de l’Ukraine, à l’origine des tentatives actuelles de partition du pays. Plus immédiatement, chacun constate avec effroi les pressions diplomatiques de plus en plus agressives de la Turquie d’Erdogan sur l’Allemagne par le truchement de ses émigrés, ou du monde musulman dans son ensemble sur la France et l’Europe. En Afrique (Afrique du Sud, Nigeria ou Côte-d’Ivoire [28]), au Moyen-Orient (Israël, Liban ou Jordanie), en Europe (Suède ou Belgique), l’arrivée de migrants est hautement déstabilisante et génératrice de désordres, de tensions, d’affrontements, de ségrégation, de sécession, voire de prodromes de guerres « civiles ». L’immigration, même récente et en Occident, est loin d’avoir toujours été ce processus heureux et huilé auquel rêve la « gauche » – elle prend aujourd’hui des formes inquiétantes.
On pourra juger toutes ces comparaisons hors de propos ou outrancières. Mais personne ne dira qu’il s’agit encore « d’immigration » lorsqu’un Marwan Muhammad déclare : « Qui a le droit de dire que la France dans trente ou quarante ans ne sera pas un pays musulman ? Qui a le droit ? Personne dans ce pays n’a le droit de nous enlever ça. Personne n’a le droit de nous nier cet espoir-là. » [29]. Personne non plus ne trouvera de précédent dans les vagues d’immigration récentes à une Houria Bouteldja déclarant qu’ « aujourd’hui, il y a encore des gens comme nous qui vous parlons encore. Mais demain, il n’est pas dit que la génération qui suit acceptera la présence des Blancs » [30]. Et ni Marie Curie (origine polonaise), ni Émile Zola (origine italienne), ni Picasso (origine espagnole), ni Charles Aznavour (origine arménienne) ou Isabelle Adjani (origine algérienne) ne se sont jamais réjouis, comme le fait Rokhaya Diallo, que « La France change de visage, elle change de religion majoritaire, ce n’est pas grave, c’est arrivé de manière successive pendant plusieurs décennies (...) C’est une évolution qui est normale, qui est liée à la démographie » [31] et encore moins affirmés, comme l’écrivent plus succinctement Mehdi Meklat, Badroudine Saïd Abdallah et Mouloud Achour : « Nous sommes le Grand Remplacement » [32].
Prétendre que tous les mouvements de populations sont assimilables à l’immigration intra-européenne telle qu’elle s’est déroulée dans les deux derniers siècles est une imposture idéologique. Les processus actuels sont complexes et certains absolument inédits, et l’on ne saurait les rabattre sur le déjà-vu qu’à condition de s’aveugler sur leurs répercussions réelles, tangibles et mesurables. C’est ce à quoi refusent obstinément de se résoudre les tenants de la bien-pensance, sûrs qu’ils sauront tirer leur épingle du jeu quoi qu’il advienne – dussent-ils pour cela émigrer à leur tour, en toute cohérence cette fois.
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Éléments d’idéologie immigrationniste
Tous ces lieux communs portant sur l’immigration sont au mieux simplistes, souvent ineptes, mythologiques de part en part. Ils n’existent que comme points saillants d’une idéologie protéiforme qui découle des positions tiers-mondistes de la « Gauche » anticoloniale des années 1960-70 [33].
Cette idéologie immigrationniste mériterait un examen approfondi. On peut ici, brièvement, en brassant transversalement les arguments développés ci-dessus, la décrire comme située à l’intersection de trois ensembles idéologiques.
D’abord celui du libéralisme économique, qui inclut la volonté d’établir un marché mondial du travail, mettant tous les travailleurs en concurrence ; la conception des êtres humains mus par l’appât du gain et n’existant que comme pièces interchangeables d’une machine économique planétaire ; le culte de la croissance, brisant autant les résistances populaires et ouvrières que les cultures collectives fruits d’une longue créativité historique ; l’affirmation paradoxale de l’équivalence de toutes les cultures et de l’accession au niveau de vie occidental actuel comme seul horizon ; la conviction que rien ne saurait arrêter la marche du « progrès » ; etc.
Ensuite, le sous-ensemble idéologique relevant de la matrice coloniale. Ce point est à la fois étonnant et très cohérent, mais se présente comme la seule manière d’expliquer, chez le défenseur inconditionnel de l’immigration, sa volonté d’entretenir le lien colonial d’asservissement mutuel entre les ex-colonies et la métropole (comme l’Algérie, par exemple) ; son insistance à privatiser les bénéfices du processus colonial comme migratoire et d’en socialiser les pertes [34] ; son fantasme de revitaliser les vieilles sociétés européennes en ayant recours aux « forces vives » « indigènes » ; son mythe du « bon sauvage » irresponsable qu’il faudrait sauver des despotes et roitelets locaux tout en le cantonnant dans son authentique « culture » d’origine [35] ; sa culpabilité narcissique [36] face à tous ces phénomènes dont l’Occident seul peut être la cause ; sa certitude, au fond, de la supériorité occidentale que ces grands enfants d’indigènes ne sauraient égaler ; etc.
Enfin, le noyau imaginaire néo-chrétien, cette « politique de la pitié » [37], qui a bien plus à voir avec la question du salut de l’âme de son porteur qu’avec celle de l’organisation sociale et politique. La « Gauche » en est réduite à ces « bons sentiments », au seul souci humanitaire immédiat et doloriste quelles qu’en soient les conséquences à moyen terme, à cette fausse charité qui vise hypocritement une fraternité mondiale en dépeignant ses pauvres souffreteux comme des « damnés de la terre » si proches des figures de Che Guevarra ou du Christ… Impossible de sous-estimer ce vieux fond religieux omniprésent dans les discours pro-immigration aimanté par une « aide » obsessionnelle qui oublie que tant d’enfers ont été pavés de si bonnes intentions…
Bref. La politique de « gauche » concernant l’immigration n’existe pas, à proprement parler : elle ne fait que fournir un succédané de bribes de discours qui garantissent une bonne conscience, la certitude d’appartenir au « camp du Bien » donc, de surcroît, aux classes supérieures, bien au-dessus d’une plèbe supposée éternellement raciste, fermée au monde et avide de populismes forcément criminels.
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Quelques pistes
Terminons par quelques pistes qui, se dégageant de ce qui précède, visent à refonder la question de l’immigration – question en passe de devenir un problème, et même le principal problème [38], qu’aura à affronter l’Occident dans les prochaines décennies.
1 – Il faut, du côté des immigrants, une potentialité d’assimilation. Rares sont ceux qui s’arrachent à leur terroir avec la volonté de devenir français, anglais ou américains. Cependant, durant 150 ans, l’assimilation s’est déroulée à la fois économiquement, politiquement, culturellement, intimement. Ce qui se développe aujourd’hui en Europe relève de bien d’autres dynamiques : le ressentiment anti-occidental actuel, le communautarisme actif, le refus d’intégrer les bases culturelles du pays d’accueil, voire la volonté de revanche post-coloniale ou le projet de conquête font basculer ce que l’on appelle encore « immigration » dans un autre ordre de phénomènes.
2 – Il faut une immigration limitée dans le temps et limitée en masse. Un flux continu agit comme un « rappel identitaire » à ceux qui sont déjà installés, lesquels passent de la fonction de « cellule d’accueil » à celle d’ « officiers des affaires indigènes » [39], barrant ainsi la voie de toute assimilation effective. De la même manière, une immigration massive et permanente ne peut que déstructurer profondément la société d’accueil, quelle que soit même le degré d’assimilation. Certains avancent aujourd’hui un seuil de 15 % [40].
3 – Les différences culturelles entre société de départ et société d’arrivée doivent être faibles. L’assimilation, globalement réussie, des immigrations antérieures aux années 1950 en France est partiellement due au fait qu’il s’agissait de cultures proches, de souches européennes et souvent catholiques. Il est évident que l’arrivée de Maghrébins présente une configuration fort différente, et sans doute plus encore pour les populations africaines. Le dire n’est certainement pas décréter que toute assimilation leur est interdite – des assimilations ont eu lieu et continuent, localement, de se produire, spectaculairement chez les populations asiatiques – mais elles exigent un effort d’autant plus important et un renoncement d’autant plus douloureux, donc d’autant plus long et intime, à la matrice culturelle d’origine [41].
4 – Du côté du pays d’accueil, l’assimilation est d’autant mieux réussie qu’il existe une culture locale forte. La chose est millénaire [42], évidente et intuitive : le vide occidental actuel oblige les nouveaux arrivants à puiser dans le passé pour trouver un ensemble culturel à intégrer. Cela va de pair avec la richesse et la densité de la vie sociale, et on peut supputer que la force d’intégration de la France pendant un siècle et demi a résidé dans la vie ouvrière, sa vie collective et son projet politique et social exigeant permettant d’absorber tant de populations différentes. La comparaison avec la désertification actuelle des campagnes et la destruction des grandes villes européennes se passe de commentaire.
5 – Enfin, du côté des pays d’émigration, il faut une absence de renforcement culturel ou économique des liens avec leurs émigrés. Certes, les pays d’émigration ont toujours tiré, à des degrés divers, leur épingle du jeu, mais les processus en cours aujourd’hui donnent une place centrale à leurs calculs de politique intérieure, leur fonctionnement économique et démographique, ou leurs ambitions géopolitiques, changeant la nature d’une immigration qui devient, à son corps défendant, l’avant-garde d’affrontements qui la dépassent largement.
Lieux Communs
Juillet 2015 – octobre 2018