MALTHUS, Préface au livre de Michel Sourrouille "Le terrifiant retour de T. R. Malthus"
Par Serge Latouche.
Le livre écrit par Michel Sourrouille, « Malthus, un précurseur de la décroissance » (qui doit paraitre mi-Octobre 2020 Note du rédacteur), a été refusé par les éditions « Le passager clandestin ». En guise de préface, voici le point de vue de Serge Latouche :
L’ouvrage qu’on va lire trouve son origine dans le projet de publication dans la collection des Précurseurs de la décroissance que je dirige aux éditions Le passager clandestin d’un petit Malthus. Pour des raisons de divergence idéologique et/ou politique, l’éditeur s’est refusé de le publier, en dépit de mon insistance. Cet épisode est assez révélateur des passions que suscite encore aujourd’hui le « sinistre pasteur ». Il est clair que les questions démographiques clivent le petit monde de la décroissance, mais tout le monde s’accorde à reconnaître que, pour le meilleur ou pour le pire, Malthus est tout de même un précurseur, et nos adversaires qui nous accusent de malthusianisme ne s’y sont pas trompés en un certain sens, en dépit des protestations indignés de la plupart des décroissants. Le principe de consacrer un petit opuscule à cet auteur « maudit » étant admis, il me revenait de m’adresser à un « objecteur de croissance » bon connaisseur du sujet. Or il est aussi généralement reconnu qu’il est difficile d’être spécialiste d’un auteur sans éprouver à son égard un minimum d’empathie. Michel Sourrouille, spécialiste reconnu du malthusianisme sur lequel il a publié plusieurs ouvrages, se reconnaît non seulement de la sympathie pour le pasteur, mais s’avoue même malthusien militant. On peut regretter cette passion, qui n’est pas partagé par le courant dominant des « objecteurs de croissance » et que, moi-même je ne partage pas, mais comme on dit, il faut faire avec. Dans ses autres ouvrages, le ton de Michel Sourrouille est souvent polémique, en réponse à des attaques elles-mêmes polémiques, et cela nuit malheureusement quelque peu à la sérénité du débat. Sous ma pression, il s’est efforcé ici d’équilibrer passion et raison et de rendre justice à cet auteur en dissipant les nombreux malentendus et les incompréhensions dont il est victime, surtout de la part de ceux qui ne l’ont pas lu. On trouvera peut-être qu’il ne s’attaque pas assez à l’instrumentalisation faite de Malthus par ceux qui comme le Medef, ne veulent entendre parler que de décroissance démographique pour ne pas avoir à remettre en cause la société de croissance, mais on ne peut pas exiger d’un croyant l’abandon de sa foi…
On peut parler d’une affaire Malthus comme on parle d’une affaire Darwin, les deux n’étant d’ailleurs pas sans lien, ne serait-ce que, comme on sait, parce que Darwin a eu l’intuition de sa loi de sélection naturelle, à la lecture de l’essai sur le principe de population. Les partisans du darwinisme social sont en général des malthusiens et réciproquement. La véritable pensée des deux auteurs a été largement recouverte par des lectures superficielles partisanes aux quelles tous deux de façon différente ont pu prêter le flanc. Si on a évoqué « La face cachée de Darwin », on pourrait parler d’une « face méconnue de Malthus ». En ce qui concerne ce dernier, les penseurs socialistes en sont largement responsables. Héritiers de l’optimisme des Lumières et ardents croyants dans la théologie du progrès, ils ont tiré à boulets rouges sur ce partisan raisonné de l’aristocratie foncière, utilisé en partie avec sa complicité, dans les combats les plus réactionnaires et anti-sociaux, au point que Proudhon pourtant généralement pondéré, déclare qu’il n’y a qu’un homme de trop sur la terre, c’est Malthus. L’historien-économiste Sismonde de Sismondi lui-même, quoique nostalgique de l’ancien régime et par ailleurs allié à Malthus dans la querelle des débouchés sur laquelle nous reviendrons, ridiculise de façon plaisante sa loi de population en prenant l’exemple de la famille des Condé-Momenrency, noblesse millénaire, et qui n’a jamais manqué de pain. Si on suit Malthus, dit Sismondi, la terre devrait aujourd’hui être toute entière peuplée des descendants de cette seule famille en raison de la croissance en progression géométrique … Le coup de grâce a été portée, bien sûr, par Marx qui, fort justement, critique l’idée d’une loi universelle et transhistorique de population et met en évidence, dans le cas du capitalisme, une loi de surpopulation relative, due au chômage et à la création d’un prolétariat surnuméraire, pour faire pression sur les prix. Du coup, le bébé est évacué avec l’eau du bain, et le problème du divorce inévitable entre croissance de la production et croissance de la population à long terme, n’est pas abordée, d’autant qu’aucune limite n’est posée à la croissance des forces productives. La théorie des crises de l’économiste Malthus, conséquence de la sous-consommation, qui aurait pu trouver grâce à ses yeux, et qui sera réhabilitée par Keynes lui-même, sans trouver d’ailleurs un grand écho, n’est malheureusement pas examinée avec l’attention qu’elle méritait.
Cette analyse malthusienne de la crise comme conséquence d’une croissance excessive, par rapport à la capacité d’absorption du marché, qui contredit la loi de Jean-Baptiste Say, a donné lieu à l’accusation de malthusianisme (économique) pour tous ceux qui critiquent la croissance, ajoutant encore à la confusion. Sous cet angle, accuser les objecteurs de croissance de malthusianisme est justifié, mais ne devrait rien avoir d’infamant. L’adjectif « sismondiste », du nom de Sismondi qui a développé la même analyse de la crise que Malthus, utilisée pour désigner certains théoriciens populistes russes n’a jamais été une insulte, même s’ils ont été durement critiqués par Lénine. Il n’est pas excessif de penser que le refus de Marx de considérer comme centrale la contradiction entre la création de valeur et la réalisation, autrement dit la question des débouchés, l’a empêché d’avoir une véritable analyse de l’impérialisme, comme l’a montré Rosa Luxemburg, et une analyse des crises périodiques. Il aurait alors eu sur Malthus un jugement plus nuancé. Bien que partisan de l’aristocratie foncière, Malthus est sur le plan économique un parfait libéral, disciple d’Adam Smith. Comme ce dernier, il est un ardant adversaire du mercantilisme. Toutefois, si la concurrence doit jouer sans frein à l’intérieur, le libre-échange extérieur ne doit pas compromettre l’autonomie alimentaire du pays. Il s’oppose sur ce point à Ricardo et à ce qu’il appelle le système commercial, ce qui pour Marx, partisan de l’abolition des lois protectionnistes sur les blés (les corn laws) en fait un parfait réactionnaire. Quoiqu’en dise Michel Sourrouille, Malthus a une conception pessimiste de la nature humaine, conforme à l’augustinisme dont est issu le protestantisme. Ce faisant, il s’inscrit bien dans la tradition anglaise de Hobbes et de l’économie politique naissante, contrairement à son père, disciple enthousiaste de Godwin, ce philosophe optimiste importateur en Angleterre des Lumières françaises et en particulier de Rousseau et de l’idéologie du progrès. On se rappellera que c’est pour s’opposer à cet optimisme naïf qu’il écrit la première version de l’essai sur le principe de population. Cela étant, il n’est pas plus pessimiste que Ricardo, théoricien de cette « dismal science » (science sinistre) qu’est l’économie politique selon le mot de Carlyle. Quant au malthusianisme économique, il est tout aussi présent chez Adam Smith et même John Stuart Mill, puisque tous deux développent la loi des rendements décroissants et aboutissent à l’état stationnaire. La seule différence, mais elle est de taille, est que lui n’adhère pas à la croyance métaphysique à l’harmonie naturelle des intérêts. Toujours est-il qu’en dépit de la réhabilitation partielle de Keynes, le grand économiste qu’est Malthus a été occulté par le pamphlétaire démographe occasionnel.
Quant au principe de population, porté aux nues par les uns, voué aux gémonies par les autres, il ne mérite à examiner les choses froidement, « ni cet excès d’honneur, ni cette indignité ». Tous les éléments ou presque sur lesquels s’appuie Malthus, sont faux ou approximatifs. Il en va ainsi de l’axiome selon lequel toute augmentation de salaire se traduit mécaniquement par une hausse de la population. L’histoire a montré plutôt le contraire, comme elle a montré pendant un siècle et demi que la croissance de la production agricole pouvait dépasser celle de la population. Toutefois, si tout est discutable dans le détail, l’ensemble n’en demeure pas moins vrai ; à savoir, qu’il est absurde de penser « qu’un territoire limité peut nourrir une population illimitée ». Il vérifie ainsi l’adage scholastique, ex falso sequitur quod libet, c’est-à-dire, que du faux peut sortir n’importe quoi, y compris la vérité donc… Dans la volumineuse seconde édition de son essai, Malthus entreprend d’ailleurs de réfuter ses contradicteurs. Ses réponses dont certaines sont rapportées dans le présent livre méritent considération.
Ma position, que rappelle Michel Sourrouille, et qui correspond à celle des principaux théoriciens de la décroissance est que si une croissance économique infinie est incompatible avec une planète finie, il en va aussi de même pour la croissance de la population. Le mouvement de la décroissance est né comme protestation contre l’imposture du développement durable, cet oxymore qui mettait tout le monde d’accord en noyant la contradiction entre la croissance et les limites de la planète dans les mots et en présentant le projet, comme unique voie d’avenir pour l’humanité. Il convenait de dénoncer en premier lieu l’illimitation du paradigme économique dans le productivisme et le consumérisme. La crise écologique vient d’abord de cette illimitation. L’illimitation démographique, trop souvent instrumentalisée par ceux qui ne veulent rien entendre de la nécessité de remettre en cause l’économie de croissance est seconde. Le problème, c’est d’abord qu’il y a trop d’autos, plutôt que trop d’hommes (même si chaque auto suppose un automobiliste…), que les Américains consomment trop plutôt que les Chinois soient trop nombreux, (ce qui ne veut pas dire qu’ils ne le soient pas…). La question démographique, de ce fait, est donc seconde en théorie, mais cela ne signifie pas qu’en pratique elle soit secondaire. Loin de là. Même si les Burkinabés produisent peu et consomment peu, leur multiplication pose problème : la disponibilité en terre, la déforestation, la pression foncière dans les centres urbains, la dégradation des infrastructures, etc. et finalement la diminution de la qualité de vie pour eux et pour les autres, s’ils émigrent à l’étranger. La question démographique doit être prise très au sérieux, mais en évitant de dramatiser à outrance. En dépit des menaces de toutes natures, ni la solution écologique, ni la solution à la surpopulation ne peuvent se mettre en place du jour au lendemain et encore moins par oukase.
Il faut noter d’ailleurs que le problème n’est pas seulement, voire pas prioritairement, celui de la disponibilité alimentaire dont on peut discuter l’urgence, mais celui de la qualité de vie. Michel Sourrouille en est parfaitement conscient et le souligne à la suite de Claude Levi-Strauss et de bien d’autres. En particulier, plus les hommes sont nombreux, moins il reste de place pour les autres espèces. Même si certains disciples d’Arne Naess, sont devenus les prophètes d’un anti-spécisme délirant, l’écologie profonde délivre sur ce point un message fort. Il est raisonnable de laisser aux autres (animaux et végétaux) source de la biodiversité une juste place. Mais cela n’est pas du Malthus. Pour la capacité de charge alimentaire qui est sa préoccupation centrale, les spécialistes soulignent que jusqu’à maintenant le problème ne vient pas tant d’une insuffisance de la production, que du mode de répartition. Selon les statistiques, le gaspillage incroyable des riches pourrait nourrir à suffisance tous les affamés. Techniquement, si l’on en croit, l’agronome, Marc Dufumier, et l’ancien rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation, Olivier du Schutter, l’agriculture biologique et la permaculture permettraient de nourrir les 10 ou 12 Milliards d’individus attendus pour la fin du siècle, ce que ne pourrait faire l’agriculture productiviste basée sur le pétrole. Toutefois, on aura beau faire et beau dire, si ce n’est aujourd’hui ou demain, Malthus finira toujours par avoir raison après-demain. La vérité de bon sens qu’il a très habilement formulé dans son modèle opposant la progression arithmétique de la production agricole à la progression géométrique de la population « naturelle » s’imposera nécessairement. Ce principe simple, voire simpliste, est incontournable, en dépit de toutes les faiblesses sur lesquelles il repose et de toutes les critiques qui lui ont été adressés, vérifiant par là la boutade de Paul Valéry : « tout ce qui est simple est faux, mais ce qui n’est pas simple est inutilisable… ».
Le « dossier » Malthus ne sera pas clos par cet essai, et ne le sera sans doute jamais, mais ce dernier contribue à éclairer le lecteur de bonne foi sur le problème, en particulier dans l’optique de la nécessaire décroissance.
Serge Latouche