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Décroissance Ile de France
21 octobre 2018

Du sexisme inclusif

 

De plus en plus se répand l’idée que, pour lutter contre le sexisme et la domina- tion masculine, il faut introduire partout l’écriture inclusive, c’est-à-dire écrire les noms et les adjectifs au pluriel avec les marques grammaticales conjointes du mas- culin et du féminin. Je voudrais qu’on réfléchisse sans préjugé au bien-fondé de cette pratique et à ses effets.

Il semble au premier abord évident qu’en mentionnant systématiquement les deux genres grammaticaux on évite d’exclure ou de discriminer l’un des deux sexes. Cependant, par rapport à la pratique héritée qui consiste à désigner par un seul terme au pluriel l’ensemble des personnes qu’on vise, l’écriture inclusive introduit une dichotomie y compris dans des groupes mixtes où la différence sexuelle n’est pas pertinente. Considérée de ce point de vue, c’est la pratique héritée qui est inclu- sive et l’opposition binaire qui est exclusive.

L’effet réel de l’écriture dite inclusive et des autres énoncés dichotomiques, c’est qu’à tout instant on divise en deux l’humanité sur la seule base du sexe biologique. Quand on écrit « les lecteurs.trices », « les travaileur.euses » ou « les ami.e.s », et de même quand on dit « les lecteurs et les lectrices », « les travailleurs et les travail- leuses », « les amis et les amies », on rappelle constamment à chacun que, quoi qu’il fasse et qui qu’il soit, il est marqué par sa catégorie sexuelle. Bien plus, on laisse en- tendre que les activités de lire, de travailler ou d’aimer ne sont pas les mêmes lors- qu’elles sont faites par un homme ou par une femme. On charge sexuellement le langage pour parler de choses qui ne sont pas sexuées mais qui sont communes à l’humanité, et de ce fait on introduit dans l’humanité une coupure fondamentale, omniprésente, inéluctable. Le procédé obtient dès lors l’inverse de son intention : il conforte l’idée réactionnaire selon laquelle un individu est déterminé en tout premier lieu par son sexe, la différence sexuelle se répercutant sur toutes les capacités, comportements et réalisations des individus.

Le problème linguistique

Jusqu’à il y a peu, on n’avait aucun problème à désigner un groupe par un pluriel grammaticalement masculin parce qu’on savait très bien que, par défaut, ce pluriel est mixte (et non pas neutre, c’est-à-dire ni l’un ni l’autre) et que, si l’on veut dési- gner un groupe exclusivement masculin, c’est alors qu’on doit ajouter une précision. Or, en répandant la pratique des énoncés dichotomiques, on génère un doute et un besoin de précision dans des énoncés que jusqu’ici on comprenait immédiatement comme inclusifs par défaut. On est en train de créer l’impossibilité de parler de l’humanité comme une.

Certains inversent le procédé en utilisant les féminins grammaticaux pour expri- mer le pluriel mixte et en comptant sur l’effet de surprise pour « rendre visible » une domination qui serait dissimulée. Mais quel est l’intérêt de faire exprimer le mixte par un genre grammatical plutôt que par l’autre ? Si le langage avait effectivement un effet de domination, à quoi servirait-il d’inverser cette domination ?

Il n’est pas impossible que, historiquement, l’instauration du masculin comme pluriel mixte ait été liée à la domination masculine dans les sociétés de l’époque. Encore faudrait-il qu’une étude linguistique approfondie détaille toute la variété des expressions du pluriel mixte dans les milliers de langues du monde et établisse une relation claire entre le sexisme dans la langue et le sexisme dans la société. Autant dire que ce n’est pas pour demain. Mais on peut déjà observer, si l’on considère les langues les plus anciennes que nous connaissions dans le groupe indo-européen, que le rapport entre l’évidente domination masculine dans ces sociétés et la préva- lence du genre grammatical n’est pas direct et univoque. Dans ces langues à décli- naisons, certains cas ont une seule forme de pluriel, commune pour le masculin, le féminin et le mixte, et dans ces cas la précision sexuelle, si elle est nécessaire, est donnée par le contexte ou par un terme supplémentaire. Au cours de la disparition des déclinaisons, les cas morphologiquement sexués ont été sélectionnés, entraî- nant la généralisation du masculin comme pluriel mixte ; or cette évolution ne re- flète pas une intensification du sexisme dans ces cultures. Par ailleurs, les Grecs du Ve siècle avant notre ère s’interrogeaient déjà avec perplexité sur l’origine des trois genres grammaticaux (masculin, féminin et neutre), qui, pour la plupart des mots, n’ont aucune justification. Pourquoi estimer dès lors que la langue reflète fidèle- ment l’état d’esprit d’une culture, alors qu’elle n’est pas une institution établie par des décisions conscientes et volontaires mais un processus évolutif dont les usagers ignorent l’origine des particularités morphologiques ?

Certes, rien n’empêche d’intervenir volontairement dans ce processus dans un but précis, comme on le fait d’ailleurs par la fixation de l’orthographe et l’officialisation d’un bon usage. S’il était avéré que des usages linguistiques ont un effet sur les structures sociales, il serait tout à fait recommandé de les orienter dans le sens qu’on estime juste socialement. Mais est-ce vraiment le cas ? Et surtout, à quel degré par rapport aux autres facteurs de domination ?

Le problème de la domination

On prend pour preuve de la domination par la langue la fameuse règle « le mas- culin l’emporte en grammaire ». Certaines personnes témoignent qu’elles ont vécu l’apprentissage de cette règle comme une oppression. J’en ai un tout autre souvenir. Chaque fois qu’on évoquait cette règle, à l’école primaire, les instituteurs et les élèves des deux sexes disaient : « le masculin l’emporte... en grammaire ! » en insis- tant sur les derniers mots avec force regards complices et ironiques, et il n’aurait pas fallu qu’un gamin prétende l’emporter à d’autres égards. Loin donc d’avoir un effet de domination, la règle était l’occasion de réaffirmer que ce qui était vrai en gram- maire ne l’était pas ailleurs et qu’il n’était pas question de tolérer quelque discrimi- nation que ce soit.

Si même on admettait que le pluriel masculin puisse avoir un effet encourageant sur la discrimination sexiste, de quel poids cette règle grammaticale pèserait-elle par rapport à ce qu’il reste de domination masculine dans nos sociétés ? Soutiendra-t-on sérieusement que la grammaire est un élément important dans le maintien du « pla- fond de verre », dans les violences faites aux femmes, dans la tentation toujours re- nouvelée de justifier « scientifiquement » des aptitudes différentes entre les sexes ? Il est bien plus manifeste que l’exigence d’une écriture inclusive et l’exacerbation du débat qu’elle suscite détournent l’attention de facteurs de sexisme beaucoup plus déterminants et empêchent d’y réfléchir de manière plus sereine, plus intelligente, et par suite plus efficace.

Pour toutes ces raisons je pense que le féminisme dans ce combat se trompe de cible et laisse ses véritables ennemis bien tranquilles. Plus grave encore, il se re- tourne contre lui-même en réalisant ce qu’il prétend vouloir abolir, la coupure de l’humanité en deux groupes opposés. Personnellement, je refuse d’être rangée dans une catégorie dichotomique qui se superpose à toutes les autres même quand la distinction n’a rien de pertinent pour la question. Je suis très contente d’être une femme, mais je suis aussi des milliers de choses indépendantes du fait d’être une femme et je ne veux pas qu’on leur appose un signe féminin qui les oriente alors qu’elles ne le sont pas.

Agacée par la vitesse de diffusion de l’écriture inclusive dans les milieux « bien- pensants », j’ai voulu faire circuler quelques arguments qui en montrent les effets pervers, pour les mettre à la disposition de toutes les personnes qui n’osent plus se dérober à ce procédé par crainte d’être considérées comme réactionnaires, conser- vatrices, cramponnées à leur privilège pour les hommes et à leur sujétion pour les femmes. Je revendique le caractère conventionnel de la langue et j’insiste sur l’urgence de mener une réflexion approfondie sur la lutte contre toutes les domina- tions, en commençant par identifier leurs véritables causes.

Annick STEVENS

À contretemps / Marginalia /octobre 2018 – [http://acontretemps.org/spip.php?article673]

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Commentaires
P
Le texte 'Du sexisme inclusif'' a le mérite de mettre en lumière plusieurs problèmes soulevés par la mise en pratique d'une écriture inclusive. Cependant on y trouve certaines incohérences ou contradictions. En effet, après avoir lu:"Certains inversent le procédé en utilisant les féminins grammaticaux pour expri- mer le pluriel mixte et en comptant sur l’effet de surprise pour « rendre visible » une domination qui serait dissimulée." l'auteur se demande "Mais quel est l’intérêt de faire exprimer le mixte par un genre grammatical plutôt que par l’autre ? Si le langage avait effectivement un effet de domination, à quoi servirait-il d’inverser cette domination ?' alors que dans son interrogation il y a déjà la réponse: "rendre visible une domination'.<br /> <br /> Plus loin on lit:"S’il était avéré que des usages linguistiques ont un effet sur les structures sociales, il serait tout à fait recommandé de les orienter dans le sens qu’on estime juste socialement. Mais est-ce vraiment le cas ? Et surtout, à quel degré par rapport aux autres facteurs de domination ?" Quand est-il du nom de famille donné aux enfants? Quand est-il de l'usage, maintenant disqualifié, du mot "mademoiselle"? Quand est-il de la polémique au sujet de l'usage du mot pharmacienne comme épouse du pharmacien ou professionnelle de la santé? ...On pourrait ainsi multiplier les exemples d'usages linguistiques comme autant de vecteurs de la domination masculine,<br /> <br /> Enfin A Stevens écrit, au sujet de la règle du masculin en grammaire:" Loin donc d’avoir un effet de domination, la règle était l’occasion de réaffirmer que ce qui était vrai en gram- maire ne l’était pas ailleurs et qu’il n’était pas question de tolérer quelque discrimi- nation que ce soit.' alors que justement ce qui était vrai en grammaire l'était AUSSI ailleurs et qu'il fallait lutter contre cette discrimination tout à fait légale à l'époque!<br /> <br /> A Stevens conclut par:"Je revendique le caractère conventionnel de la langue et j’insiste sur l’urgence de mener une réflexion approfondie sur la lutte contre toutes les domina- tions, en commençant par identifier leurs véritables causes." La langue a un caractère conventionnel mais certainement pas arbitraire et pour ma part, d'une manière générale, je ne vois aucune hiérarchisation entre la lutte contre les causes des dominations et la luttes contre leurs effets. Quand il y a un incendie, l'important est d'éteindre le feu et pas de savoir pourquoi il y a un feu!<br /> <br /> <br /> <br /> Pierre Leyraud -Montréal
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G
Merci pour cet éclairage
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